Citations

« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

mardi 17 décembre 2024

Anatole France (1844-1924)

Anatole France (1844-1924) était un écrivain - La Rôtisserie de la reine Pédauque (1892), Le Lys rouge (1894), Histoire contemporaine en quatre parties (1897-1901), Le Procurateur de Judée (1902), L'Île des Pingouins (1908), Les dieux ont soif (1912), dramaturge - Au petit bonheur (1898), Crainquebille (1903) - critique littéraire (Le Temps), et collectionneur d'art français. Cet académicien engagé, dreyfusard, a reçu en 1921 le Prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. 
La Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) présente, dans le cadre de la Saison culturelle de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, l’exposition « Anatole France. Un auteur si célèbre… une œuvre méconnue ».

Raymond Aron (1905-1983) 
« ENS : L'école de l’engagement à Paris » par Antoine de Gaudemar et Mathilde Damoisel
Archives de la vie littéraire sous l'Occupation 

Né François Anatole Thibault, Anatole France (1844-1924) était un écrivain - La Rôtisserie de la reine Pédauque (1892), Le Lys rouge (1894), Histoire contemporaine en quatre parties (1897-1901), Le Procurateur de Judée (1902), L'Île des Pingouins (1908), Les dieux ont soif (1912), dramaturge - Au petit bonheur (1898), Crainquebille (1903) - et critique littéraire (Le Temps), ainsi qu'un collectionneur d'art français. 

Durant la Troisième République, il s’est engagé dans des causes politiques - il est dreyfusard, favorable à la séparation des Églises et de l'État, proche de la SFIO, critique du communisme, opposé au traité de Versailles, hostile aux bagnes militaires - et sociales (favorable aux droits syndicaux). En 1921, le Prix Nobel de littérature a couronné l’ensemble de son œuvre.

Membre de la Ligue des droits de l'homme (LDH), Président du PEN Club français (1921-1924), il a été élu au fauteuil 38 de l'Académie française (23 janvier 1896 - 12 octobre 1924), occupé précédemment par Ferdinand de Lesseps.

Au printemps 2024, Calmann-Lévy a republié Les Dieux ont soif d'Anatole France, avec une préface de Guillaume Métayer. "Paris, 1793. Jeune peintre, Évariste Gamelin s’engage dans la Révolution le cœur plein d’espoir, la tête pleine d’idéaux. Fidèle de Robespierre et Marat de la première heure, il est nommé juré au tribunal révolutionnaire. Et se retrouve finalement piégé dans l’engrenage infernal de la Terreur et l’implacable succession des procès, de plus en plus expéditifs."

«  L’auteur que les écrivains français les plus distingués ont élu prince de la prose » selon Joseph Conrad, républicain et dreyfusard, retrace dans cette haletante course à l’abîme les jours sombres de la Révolution, désarçonnant les critiques de l’époque. Aujourd’hui, ce roman qui dénonce la brutalité des absolus politiques, d’une lucidité et d’une liberté d’esprit exemplaires, est considéré comme son chef-d’œuvre".

Le 31 août 2024, Répliques d'Alain Finkielkraut évoquait sur France-Culture Anatole France et son roman Les Dieux ont soif avec Guillaume Métayer Directeur de recherche au CELLF (CNRS-Sorbonne université), spécialiste de Nietzsche, Voltaire, Anatole France, traducteur de l'allemand et du hongrois, et François Taillandier, écrivain. "Pourquoi en cette foisonnante rentrée littéraire revenir sur un roman publié en 1912 par un auteur mort il y a cent ans ? Pour son originalité, sa puissance d'évocation et, peut-être même, sa fascinante actualité ? A Paris, en 1793, un jeune peintre au cœur empli de ferveur et d'idéaux s'engage dans la Révolution, mais finit par tomber dans l'engrenage terrible de la Terreur et basculer dans une férocité totale." 

Anatole France est un écrivain dit de gauche "à qui on doit l'analyse la plus inquiète de l'idée de révolution". Il "souligne la grande originalité du roman : "Anatole France est un homme de gauche qui s'en prend pour la première fois dans les milieux socialistes et républicains qu'il fréquente à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, ironie suprême, au mythe révolutionnaire et surtout en son sein à la Terreur. C'est un roman qui met en scène la Terreur comme une forme de religion séculière, pour reprendre l'expression de Raymond Aron. C'est-à-dire qui montre qu'en réalité, en croyant faire table rase du passé, de la France d'Ancien Régime, la Révolution renoue avec de vieux démons et des anciens dieux."

"C'est un républicain dreyfusard, admirateur de Jean Jaurès et socialiste par plaisir, qui a le plus froidement remis en cause, dans une fiction exempte de hargne comme de lyrisme, l'événement fondateur de notre histoire. Jaurès l'a reçu à la fois avec l'admiration qu'il portait à Anatole France, bien entendu, l'admiration pour le styliste, l'admiration pour l'historien finalement qu' était aussi Anatole France, mais avec beaucoup de réserve sur la nostalgie qu'il a vu pointer dans ce roman". En fait, poursuit Guillaume Métayer, Anatole France est quelqu'un qui explique que seul le passé existe. Il est tourné vers le passé, il est tourné vers l'histoire, non seulement pour l'histoire mais aussi par goût pour le passé. Il pense que le passé, au moins, a été réel. Et donc est réel, alors que le possible, lui, n'est qu'une imagination, une possibilité par définition. "En réalité, Anatole France connaissait parfaitement la période révolutionnaire parce que son père, qui avait au départ été un soldat légitimiste. s'était établi comme libraire sur le quai Malaquais et collectionnait des documents liés à la Révolution française. Donc cette impression, cet effet de réel, de la période révolutionnaire, Anatole France le maîtrise parfaitement parce qu'il a eu en main pendant toute son enfance, son adolescence, des documents. Des livres, des gazettes, des brochures, des cartes à jouer par exemple". 

« Anatole France. Un auteur si célèbre… une œuvre méconnue »
La Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) présente, dans le cadre de la Saison culturelle de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et à l'occasion du centenaire de sa mort, l’exposition « Anatole France. Un auteur si célèbre… une œuvre méconnue ».

« On commémore en 2024 le centenaire de la mort d'Anatole France (1844-1924), de son vrai nom François Anatole Thibault, immense gloire littéraire de son vivant, qui a laissé son nom à d'innombrables rues, places, avenues, collèges, lycées et groupes scolaires… Élu à l'Académie française en 1896, lauréat du Prix Nobel de littérature en 1921, traduit dans toutes les langues, il représente une véritable institution, une indétrônable icône des lettres françaises. »

« Mais ce nom si illustre est également au cœur d'un paradoxe : tout le monde a certes au moins entendu parler d'Anatole France, mais lit-on encore beaucoup son œuvre aujourd'hui ? L'étudie-t-on encore en classe ? Beaucoup de nos contemporains sont-ils capables de citer plus de trois titres dus à sa plume ? »

« L'exposition qui se tient à la Bibliothèque historique de la ville de Paris s'efforce de fouiller ce paradoxe. Des considérations politiques entrent-elles pour quelque chose dans ce désamour qui s'est manifesté dès le lendemain de la mort d'Anatole France ? Son statut de monument littéraire un peu intimidant, un peu poussiéreux et compassé, a-t-il finalement joué en sa défaveur ? Les rugissements du modernisme du XXe siècle naissant et les tonitruantes avant-gardes des années 1920 ont-ils contribué à reléguer le style d'Anatole France, tout en finesse et classicisme, et qui s'inscrit dans la continuité des grands prosateurs du XIXe siècle, au rang des accessoires révolus qu'il est bon d'oublier ?… »

« Pourtant, l'œuvre d'Anatole France recèle bien des aspects insoupçonnés qui rencontrent des échos dans les convulsions du monde d'aujourd'hui ; il suffirait de bien peu de chose pour restituer à cette œuvre paradoxale, plus audacieuse qu'il n'y paraît à première vue, toute son actualité… »

À l'occasion du centenaire de sa mort, la bibliothèque accueille un colloque international sur Anatole France. « Ce colloque est organisé par le programme ANR « Anatole France source », le Centre d’Étude de la Langue et des Littératures françaises (UMR8599 du CNRS), l’ITEM (UMR 8132), la Faculté des Lettres de Sorbonne université, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, avec le parrainage de la Société d’Histoire littéraire de la France et de France Mémoire. »
« Après une première journée à la Sorbonne université, la bibliothèque accueille le colloque pour sa seconde journée. Le programme de cette journée était le suivant :
9h : Mot d’ouverture : Fabien PLAZANNET, directeur de la Bibliothèque de la Ville de Paris
9h15 : Anatole France et les arts
Présidence : Elizabeth EMERY (Monclair state university)
9h15 : Sophie BASCH (Sorbonne Université), L'intérieur d'Anatole France
9h45 : Hélène VÉDRINE (Sorbonne Université), France et le livre illustré
10H15 : pause café
11h Valérie MONTALBETTI (Musée Bourdelle) : Anatole France et Antoine Bourdelle
11h30 Franck JAVOUREZ (Paris), France et la querelle wagnérienne
12h00 : visite de l’exposition de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Patrick LEBOEUF (BHVP)
13h : Déjeuner
14h30 : Anatole, ailleurs
14h30 : Présidence de séance : Sophie Basch
14h30 : Anthony GLAISE, “Anatole France, le dernier des païens? L’Antiquité chez Anatole France
15h : Christophe CORBIER (CNRS, IREMUS), Anatole France et le philhellénisme
15h30 : Diego PELLIZZARI (ENS-LSH), Anatole France et Dante
16h : pause
16h30 : Elizabeth EMERY (Montclair State University), Anatole France aux États-Unis
17h00 : Yang ZHEN (Université Fudan), L’Âme et la vitalité : Anatole France, Yuan Changying et Lu Xun
Pause
18h Table ronde : la philosophie d’Anatole France, animée par Guillaume Métayer
Patrícia LAVELLE (Université de Rio de Janeiro, PUC). Derrida et Anatole France
Gabriele GALLINA (Sorbonne Université, Université de Bonn), Le cas France chez Adorno
Sandrine SCHIANO (docteure de Sorbonne université), Anatole France et la science ».

Interview de Patrick Le Boeuf, conservateur de bibliothèque

Patrick Le Boeuf pilote aussi le département des Manuscrits de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. 

« Pourquoi cette exposition maintenant ?
La Bibliothèque historique de la ville de Paris a tenu à commémorer le centenaire de la mort d'Anatole France, dont elle conserve un ensemble d'archives. 
L'inventaire de ces archives a été publié l'an dernier, en prévision précisément des demandes qui nous seraient adressées en lien avec la célébration de ce centenaire. 
Les archives Anatole France que conserve la bibliothèque ne forment pas vraiment un tout homogène, mais se composent de plusieurs strates : le noyau initial en est constitué par le legs d'Emma Laprévotte, seconde épouse d'Anatole France, en 1928, qui tenait à ce que les papiers de son mari rejoignent le musée Galliera.
 Afin de respecter les dernières volontés de la donatrice, le musée Galliera reste juridiquement propriétaire de ces archives, mais les a déposées en 1951 à la Bibliothèque historique. 
À ce noyau initial s'est ajoutée, en 1994, l'acquisition d'un ensemble de manuscrits autographes réuni par un certain Marcel Imbert, et surtout, l'année suivante, celle des papiers de Jacques Suffel, grand spécialiste d'Anatole France, qui a publié des ouvrages et de nombreux articles sur lui. Des achats occasionnels viennent ponctuellement compléter ces 3 ensembles principaux.  

Pourquoi ce long effacement d'Anatole France ?
Il est difficile de répondre avec précision à cette question. De nombreux facteurs ont pu entrer en ligne de compte, dus à la personnalité complexe et paradoxale d'Anatole France. 
De son vivant, il était une véritable icône : il s'est fait élire à l'Académie française, il a reçu le Prix Nobel, il était traduit dans toutes les langues... Mais il s'est également fait beaucoup d'ennemis, pour des raisons plus politiques que littéraires. Anticlérical, antimilitariste, anticapitaliste, adepte d'un collectivisme proche du communisme, il s'est naturellement fait des ennemis à la droite de l'échiquier politique ; pour autant, ses opinions politiques ne lui ont pas valu que des amis à gauche. Son écriture était à l'opposé des idées qu'il professait : il s'inscrivait clairement dans la lignée des grands prosateurs du 19e siècle et ne cherchait aucunement à se montrer "novateur". Cet aspect conservateur de son style avait paradoxalement plus de quoi séduire un lectorat passéiste, en dépit des opinions politiques qu'il professait, qu'un lectorat plus ouvert sur les avant-gardes littéraires du tournant des 19e et 20e siècles. C'est ce qui explique que quelqu'un comme Charles Maurras, le chef de file de l'extrême-droite de l'époque, a pu vouer une admiration passionnée pour la plume d'Anatole France, alors même que, d'un point de vue politique, tout opposait les deux hommes. Anatole France a payé très cher le fait d'avoir un tel admirateur : dès le lendemain de sa mort, ses anciens amis de gauche lui en ont fait grief. 
Par ailleurs, Anatole France a également eu des revirements qui lui ont aliéné une partie de ceux qui auraient pu porter le flambeau après sa mort : quand la guerre de 1914 a éclaté, Anatole France a regretté ses écrits antimilitaristes d'avant-guerre, et s'est fendu d'une lettre au ministre de la Guerre pour demander à échanger sa plume contre un fusil. De nombreux brouillons, qui seront exposés, montrent combien cette lettre lui a coûté à écrire. À cause d'un tel revirement, la revue communiste Clarté, dans laquelle pourtant Anatole France avait lui-même publié, le traitera après sa mort de "social-traître" et de "social-chauvin"... On peut aussi mettre en avant l'attitude d'Anatole France face à l'héritage révolutionnaire. Dans la société clivée de la France de la fin du 19e siècle, déchirée entre républicains, royalistes et bonapartistes, le camp républicain renâclait à critiquer tel ou tel aspect de la Révolution française. En 1891, Clemenceau avait déclaré : "La Révolution est un bloc dont ne peut rien distraire." 20 ans plus tard, en 1911, Anatole France, bien loin d'accepter la Révolution comme "un bloc", publie Les dieux ont soif, roman historique qui peut se lire comme une dénonciation de la Terreur, et qui à ce titre a été diversement apprécié par la gauche républicaine de l'époque. 
De son vivant, Anatole France a reçu de terribles lettres d'insultes ; l'exposition en montre deux, d'une violence invraisemblable : l'une qui lui reproche ses positions antimilitaristes et donc contraires au patriotisme, l'autre qui le voue aux gémonies pour ses sympathies envers les bolchéviks. 
Mais dès le lendemain de sa mort, on a l'impression que ses ennemis de tous bords n'attendaient que ce moment pour se précipiter sur lui et le trainer dans la boue. Une vitrine entière est consacrée à cette explosion de violence et de haine, avec le fameux pamphlet intitulé "Un cadavre", dû à la plume d'André Breton, Aragon, Drieu La Rochelle et quelques autres membres du cénacle surréaliste ; l'article déjà cité de la revue communiste Clarté, qui déclare explicitement : "Nous récusons l'oeuvre d'Anatole France" ; un article d'un journaliste catholique, qui accuse Anatole France de n'être qu'un vain styliste qui sait écrire de belles phrases ne véhiculant aucune idée valable, etc.

Comment définir son style littéraire ?
La réponse à la question précédente apporte déjà quelques éléments : c'est un style tourné vers le passé, très conservateur, respectueux de la syntaxe, au vocabulaire riche. On peut comprendre qu'un André Breton, adepte de la "beauté convulsive", ait détesté une telle écriture. À l'inverse, c'est aussi ce qui explique qu'un ultra-réactionnaire comme Charles Maurras ait encensé la prose francienne : il y voyait une exaltation d'une forme de nationalisme littéraire.

Quels romans ont l'écho le plus grand dans la France contemporaine ?
J'avoue n'avoir pas lu tous les romans d'Anatole France ; et même, comme beaucoup de nos contemporains, je n'en avais en fait lu aucun avant de me voir confier la mission d'inventorier ses archives... Mais parmi ceux que j'ai lus, j'aurais tendance à dire que c'est Les dieux ont soif qui peut avoir le plus de résonances aujourd'hui, précisément en raison de sa critique de la Terreur et de l'analyse nuancée qu'il donne de l'héritage révolutionnaire. Ce beau roman, splendidement écrit, montre le parcours d'un jeune homme à l'enthousiasme presque naïf, initialement sincèrement désireux de porter la Révolution à des sommets et de faire le bonheur du peuple ; mais il tombe rapidement dans l'engrenage de la surenchère révolutionnaire, et devient l'un des pires zélateurs de la Terreur, allant jusqu'à conduire à la guillotine ses anciens amis, y compris celle-là même qui lui a fait obtenir un siège au tribunal révolutionnaire... En lisant ce roman, on ne peut que se demander comment Anatole France, qui a assisté avec un œil bienveillant aux premières années de la Révolution russe et à la mise en place du régime soviétique, aurait jugé l'évolution ultérieure de ce régime vers le stalinisme. Mais il est mort en 1924 et on ne peut que se livrer à de vaines spéculations... L'intrigue du Lys rouge, l'un de ses romans les plus célèbres et qui ont solidement assis sa réputation littéraire, est sans doute trop datée aujourd'hui : les mœurs qu'il décrit sont devenues trop éloignées des nôtres et on ne peut plus guère le lire que comme témoignage historique d'une société bourgeoise déliquescente où le mariage n'était vécu que comme une façade de respectabilité, et où un amant a l'idée saugrenue de faire une crise de jalousie, non pas envers le mari de sa maîtresse, mais envers l'amant qui l'a précédé... De même, les quatre romans qui composent Histoire contemporaine sont de magnifiques tableaux de la France de la fin du 19e siècle, mais aujourd'hui ils se lisent plutôt comme des livres d'histoire, certes somptueux, que comme des fictions narratives.

Quels ont été les engagements d'Anatole France ?
Ils sont nombreux. Anatole France s'est illustré comme étant le seul Académicien à prendre ouvertement position en faveur du capitaine Dreyfus. L'exposition montrera des manuscrits autographes de Daniel Halévy se remémorant, dans les dernières années de sa vie, ce que fut l'attitude courageuse d'Anatole France acceptant de signer une pétition que d'autres écrivains, pourtant "dreyfusards" eux aussi, hésitaient à signer... Daniel Halévy se souvient des propos exacts tenus alors par Anatole France : "Je suis indigné, je signe." Dans ce même contexte de l'affaire Dreyfus, Anatole France a également publié un très beau "Dialogue sur l'antisémitisme" en 1899 ; j'aurais voulu pouvoir inclure cet article dans l'exposition, malheureusement l'état de conservation du document ne nous le permettra pas, mais il y aura d'autres documents montrant l'engagement d'Anatole France, aux côtés d'Émile Zola, pour défendre la cause d'Alfred Dreyfus. Anatole France est également monté au créneau pour protester contre un projet de loi visant à allonger la durée du service militaire. Il est l'auteur du fameux slogan "On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels", phrase qui figure dans un article publié dans l'Humanité, et que le journal communiste a trouvée, à juste titre, tellement forte qu'il en a fait le titre même de l'article qui, dans le manuscrit original d'Anatole France, se présente simplement comme une lettre ouverte au "citoyen Cachin". Mais de manière inattendue et paradoxale, l'engagement anticapitaliste d'Anatole France n'a pas empêché celui-ci de prêter son image et sa notoriété littéraire au monde de la publicité : l'exposition inclura une "réclame" pour une marque de voiture et une autre pour du "vin de coca". On aurait du mal, aujourd'hui, à imaginer un écrivain célèbre - surtout un écrivain de gauche - se galvaudant ainsi dans de vulgaires publicités...

Quels éléments sont particulièrement développés dans l'exposition ?
Le fil conducteur de l'exposition réside précisément dans ce paradoxe entre un auteur dont le nom est universellement connu et une oeuvre largement oubliée. L'accent est donc mis sur les aspects politiques et polémiques de la production francienne : sur cette opposition entre un style conservateur et des idées progressistes qui a pu jouer un rôle déterminant dans l'éclipse subie par l'oeuvre, alors même que le nom de l'auteur est présent partout dans l'espace public (innombrables rues, places, avenues, quais et établissement scolaires Anatole France...). On ne prétendra pas apporter de réponse définitive à la question : "Pourquoi Anatole France est-il à la fois si connu et si peu lu ?", mais on espère y apporter quelques éléments de réponse. Les aspects purement littéraires ne seront pas négligés pour autant : deux vitrines sont consacrées au Lys rouge, oeuvre-phare d'Anatole France, ainsi qu'aux rapports privilégiés qu'il a entretenus avec le monde du spectacle. »


Par Guillaume Métayer, agrégé de lettres classiques, directeur de recherche au CNRS (CELLF) (UMR8599, CNRS-Sorbonne Université)

« Le centenaire de la mort d’Anatole France (1844-1924) n’est pas une date anodine. Il ne s’agit pas seulement de la disparition d’un écrivain, si grand qu’il ait pu être considéré en son temps, mais de la fin tonitruante d’un paradigme, d’une certaine conception de la littérature, longtemps portée aux nues et désormais brutalement reléguée dans les oubliettes de l’histoire littéraire : une certaine idée de l’écrivain humaniste. 
Sa disparition du canon fut brutale. Anatole France venait à peine d’être célébré, en avril 1924, pour l’anniversaire de ses quatre-vingt ans comme le plus grand auteur français de son temps, voire de tous les temps, qu’à sa mort, survenue six mois plus tard, le 12 octobre, les Surréalistes piétinaient déjà sa dépouille. « Un cadavre », tel est le titre cinglant de leur tract assassin, portant l’offense si loin (« Avez-vous déjà giflé un mort ? ») qu’Anatole France ne s’en remit jamais. On jugera peut-être que la révolution esthétique engagée était à ce prix. Pour autant, il est aussi permis, sans doute, cent ans plus tard, de soulever le linceul et de mieux reconnaître, sous la caricature, les traits du vieillard outragé. Commémorer, ou simplement se remémorer peut être l’occasion de retoucher les portraits hâtifs pour reprendre à nouveaux frais la lecture et l’interprétation des oeuvres récusées, surtout quand elles ont cristallisé une telle admiration. Or, Anatole France répondait sans doute – déjà ! – au besoin de mémoire de la société de son temps. Blessée par la Défaite et l’amputation du territoire national, bousculée par les soubresauts d’un XIX e siècle qui ne réussissait désespérément pas à trouver sa stabilité politique, la France de l’époque avait cruellement besoin d’un écrivain où mirer sa continuité historique menacée. Nul mieux que cet auteur à la langue limpide et sans préciosité, à l’érudition littéraire, artistique et historique hors pair, ne pouvait représenter non seulement le grand écrivain de la nation dont il portait comme providentiellement le nom, mais la dernière incarnation idéale de l’humanisme littéraire. Expert en culture antique, latine et grecque, comme en lettres françaises et en art renaissant, France tenait tous les fils de ce qu’il a nommé « le génie latin ». Or, chez lui, les humanités allaient bien de pair avec l’humanité : France fut aussi un humaniste au sens moral et politique du terme. Il s’engage, dès 1897, dans de belles et grandes causes : il alarme l’opinion mondiale sur les massacres perpétrés contre les Arméniens, défend inlassablement l’innocence de Dreyfus, dénonce l’injustice sociale, s’en prend à la colonisation, à la boucherie de 1914, au traité de Versailles gros de nouvelles catastrophes… Au fil de ses engagements, France a fait cadeau de son classicisme au socialisme, de tout son prestige à la République et aux avancées démocratiques : c’est, avant tout, ce geste qui explique qu’il ait été célébré dans tant d’avenues, rues, collèges, stations diverses à son nom. En somme, c’est bien à une grande conscience et à un esprit d’une lucidité et d’une générosité exceptionnelles, que, par haine d’un certain « réalisme » littéraire, s’en étaient pris Aragon, Breton, Drieu et les autres…
Cent ans après, nombre des textes d’Anatole France retrouvent une nouvelle jeunesse. Les dieux ont soif (1912), roman historique sur la Révolution française, décrit à la perfection, par anticipation et avec une lucidité aiguë, les phénomènes d’emballement consenti et de « langue de bois » qui ont marqué le XX e siècle. Les grands dystopistes du siècle, Huxley, Orwell et Zamiatine en ont su gré à France, tout comme les dissidents du bloc de l’Est, au premier rang desquels Milan Kundera (Une rencontre). Car France, malgré son engagement, ne fut jamais, par humanisme justement, un thuriféraire de la Terreur. Il y avait vu la matrice des « religions séculières », relayant, dans les sociétés déchristianisées, la théologie par l’idéologie, écrasant les vies humaines sous l’abstraction des absolus. La Révolte des Anges (1914), roman d’un nietzschéisme humaniste, propose, via une intrigue loufoque d’anges anarchistes cachés à Paris, une histoire alternative de l’humanité fondée sur l’idéal de la liberté de pensée. Histoire contemporaine (1897-1901) brosse un tableau irremplaçable de la III e République, à la manière d’un Balzac procédant par fragments et par petites touches. On peut citer encore Thaïs, hagiographie subvertie par une conscience déjà freudienne de la sensualité, Le Procurateur de Judée, manière d’anti-évangile apocryphe selon Pilate, ou Putois, description clinique de la formation d’une rumeur urbaine, tant la question des infox et autre fake news contemporaines et historiques passionnait France, écrivain inscrit dans la grande tradition rationaliste de l’humanisme français.
Ses œuvres, qui sont en train d’être enfin complètement rassemblées et éditées grâce au projet « Anatole France source », soutenu par l’Agence nationale de la Recherche, contiennent d’innombrables pépites, d’innombrables invites à redécouvrir le monde dont il était l’incarnation parfaite et le médiateur savant et humain. Retrouver Anatole France à l’occasion du centenaire de sa mort, c’est bien récupérer une portion d’intelligence et de culture volontairement refoulées par un oubli actif, fécond peut-être en son temps pour libérer les imaginations, mais injuste, tout un monde de lectures, de fables et de pensées dont il serait dommage de se priver. »

À lire :
Ouvrages critiques :
Marie-Claire BANCQUART, Anatole France : un sceptique passionné, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
Guillaume MÉTAYER, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme e tradition, Paris, Le Félin, « Les Marches du temps », 2011.
Antoine PIN, Anatole France : hommages et outrages, Joué-lès-Tours, Éd. la Simarre.2014.
Œuvres :
Anatole FRANCE, Guillaume MÉTAYER, Ainsi parlait Anatole France, Dits et maximes choisis et présentés par Guillaume Métayer, Arfuyen, janvier 2024.
Anatole FRANCE, Les dieux ont soif, préface de Guillaume Métayer, Paris, Calmann-Lévy, 2024.
Anatole FRANCE, Histoire contemporaine, Table ronde, coll. « la petite vermillon »,2004 (édition de poche) OU Calmann-Lévy, 1994 (édition brochée)
Anatole FRANCE, Œuvres, éd. Marie-Claire Bancquart, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1984-1994, 4 vol.
Anatole FRANCE, Le Livre de mon ami, éd. Guillaume Métayer, Rivages, “Petite bibliothèque”, 2013. 

CITATIONS

« La langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si hardie, touchante, voluptueuse, chaste, noble, familière, folle, sage, qu'on l'aime de toute son âme, et qu'on n'est jamais tenté de lui être infidèle. » (Les Matinées de la Villa Saïd, 1921) ;

« Le lecteur n'aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans l'histoire que les sottises qu'il sait déjà. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le fâcher. Ne tentez pas l'éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances (…) Un historien original est l'objet de la défiance, du mépris et du dégoût universel. » (L'Île des pingouins, préface) ;

« De tous les vices qui peuvent perdre un homme d'État, la vertu est le plus funeste : elle pousse au crime. » (La Révolte des anges, chapitre XXI) ;

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels » (« Lettre ouverte à Marcel Cachin », L'Humanité, 18 juillet 1922)69 ; cité par Michel Corday dans sa biographie (1928)

« Je ne connais ni juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont injustes. Qu'ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches d'être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront justes. » (Monsieur Bergeret à Paris, chapitre VII) ;


Du 27 septembre au  18 décembre 2024
24, rue Pavée, Paris 4e
Tél. : 01 44 59 29 40
Du lundi au samedi de 10 h à 18 h

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire