« La traversée de l’Afrique et le camp Putnam »
« Le destin d’Anne Eisner est intimement lié à celui de son compagnon, Patrick Putnam. Cet anthropologue de formation établit au début des années 1930 un modeste établissement hôtelier dénommé « camp Putnam » sur le site d’Epulu, au nord-est de la colonie belge du Congo. C’est là qu’Anne Eisner va vivre de 1947 à 1954, aux côtés des « pygmées » Bambuti. »
« Le terme « pygmée » est d’origine grecque et renvoie aux premières mentions dans l’Antiquité d’individus de petite stature. L’usage du terme par les Occidentaux s’est développé à partir du 19e siècle lors de l’exploration et de la colonisation du continent africain. Il regroupe diverses populations d’Afrique centrale. Chaque groupe porte un nom spécifique, comme les Aka, Baka, ou Bambuti. »
« Le terme « pygmée » véhicule des connotations négatives. Il est aujourd’hui interdit d’usage par la loi en République démocratique du Congo. Il était toutefois utilisé lorsqu’Anne Eisner et Patrick Putnam vivaient à Epulu. Maintenu dans les circonstances de son emploi à l’époque coloniale, le terme apparaît dans l’exposition dans une perspective strictement historique. »
« Des années 1930 aux années 1950, le camp Putnam accueille des visiteurs du monde entier, comme le Baron von Blixen, époux de l’écrivaine danoise Karen Blixen, ou le photographe français Pierre Verger. Le lieu est entouré d’une station d’étude et de capture d’okapis, girafes des forêts tropicales d’Afrique. Le camp Putnam emploie des habitants du village Bira voisin, mais aussi de villages plus lointains. Des Bambuti établissent des campements temporaires près du camp Putnam et dans la forêt. Installation hôtelière atypique, le camp Putnam entretient un imaginaire touristique ambigu pour des visiteurs occidentaux à la recherche d’« authenticité », mais accueille aussi des anthropologues plus soucieux de renouveler l’image archétypale des « pygmées »*.
« Un cheminement pictural marqué par l’expressionnisme abstrait et la forêt équatoriale »
« S’engageant dans une carrière de peintre au début des années 1930, Anne Eisner est d’abord proche des courants réalistes qui marquent l’art américain de l’entre deux-guerres. Elle se rapproche ensuite des artistes américains de sa génération qui, dans l’après-guerre, deviennent les protagonistes de l’expressionisme abstrait, tels que Marc Rothko ou Adolph Gottlieb. La découverte du continent africain et son installation durant plusieurs années au camp Putnam auront un impact saisissant sur son travail artistique. Les premières toiles qu’elle réalise à son arrivée sur le site d’Epulu, représentations réalistes de la vie des Bambuti, laissent progressivement place à une épure des formes et une exaltation de la couleur. »
« Anne Eisner mûrit les leçons de l’expressionisme abstrait américain dans une série d’oeuvres peintes pour la plupart à son retour aux États-Unis. Ces œuvres interrogent la simplification formelle et le rôle émotionnel de la couleur pure. »
« Certaines toiles, comme
L’Entrée au camp Putnam (vers 1960), sont marquées par la dimension gestuelle de l’action painting telle qu’on peut la retrouver dans les œuvres de Jackson Pollock. Loin de la forêt équatoriale de l’Ituri, à son retour à New York au milieu des années 1950, Anne Eisner se laisse guider par ses souvenirs et ses émotions pour créer, sans renoncer totalement à la figuration, un rythme pictural. Trois ans avant sa mort, en 1964, elle est toujours habitée par son expérience de la forêt de l’Ituri comme en témoigne
Abstract Trees IV, Cranberry Island, Maine, tableau qui conclut l’exposition et qui mêle végétation américaine et souvenirs de l’Afrique. »
« Une ethnologue autodidacte : renouveler l’image archétypale des « pygmées »
« L’importante correspondance qu’Anne Eisner entretient avec sa famille aux États-Unis dévoile les mutations de son regard sur l’Afrique, au gré de ses expériences et de ses échanges. Y transparaît un intérêt pour les communautés Bambuti, partagé avec son époux Patrick Putnam. Cette approche ethnographique transparaît surtout dans les contes qu’Anne Eisner rassemble en 1953 et qu’elle nomme « légendes ». Elle recueille ces récits mythiques auprès de quatre chasseurs Bambuti, en kingwana, un dialecte swahili qu’elle maîtrise, puis les traduit en anglais. Le travail d’Anne Eisner sur les sociétés « pygmées », demeuré confidentiel, a été éclipsé par celui d’anthropologues comme le Britannique Colin Turnbull, qui a séjourné au camp Putnam. Il est l’auteur d’un livre consacré aux « pygmées » qui eut un grand succès aux États-Unis,
The Forest People (Le Peuple de la forêt, 1961). »
« Anne Eisner, Patrick Putnam et Colin Turnbull n’ont pas décrit les Bambuti sous l’angle de la singularité physique, mais se sont intéressés à leur culture immatérielle, musique, danse, mythes et rites. Attirée par la musique des Bambuti, Anne Eisner lui consacre en 1955 une série de gouaches, dont le motif central est l’arc musical. Elle épure la silhouette du musicien et s’affranchit des proportions anatomiques. L’instrument, hymne aux lignes courbes épurées, conduit l’artiste vers une gamme de couleurs intenses. »
« Un intérêt pour l’art africain »
« Anne Eisner et Patrick Putnam ont constitué pendant leur séjour en Afrique une collection d’art africain, faisant l’acquisition d’artefacts pour leur propre compte, mais aussi pour les revendre à des collectionneurs et à des musées en Europe et aux États-Unis. À partir de 1955, Anne Eisner catalogue près de 400 objets de leur collection personnelle destinés à l’American Museum of Natural History de New York. La collection d’Anne Eisner et de Patrick Putnam est présentée à l’occasion de deux expositions aux États-Unis, en 1968 à la Jarvis Gallery à Woodstock et en 1969 au Queens College de New York. Des photographies et archives documentant la conception de cette collection et leurs expositions sont ici présentées. »
« La plupart de ces sculptures n’ont pas influencé directement Anne Eisner dans ses œuvres. En tant que peintre, elle était beaucoup plus préoccupée par les écorces battues peintes des Bambuti. Les écorces recueillies auprès de différentes essences d’arbres dans la forêt étaient battues par les hommes et ornées par les femmes. »
« Anne Eisner a été attirée par l’esthétique de ces peintures composées d’une grande variété de motifs géométriques, disposés de manière asymétrique. Le fait que ces peintures étaient exécutées par les femmes Bambuti était aussi très important pour elle. L’exposition présente quelques-unes des écorces peintes rapportées de la région de l’Ituri par des voyageurs occidentaux faisant partie de la collection du musée du quai Branly – Jacques Chirac. »
Interview de Sarah Ligner
« Qui est Anne Eisner ?
Sarah Ligner : Anne Eisner naît à New York en 1911, dans une famille sensible à l’art. Elle commence sa carrière de peintre au début des années 1930.
L’art américain est alors marqué par un courant réaliste qui se ressent dans les vues urbaines et les paysages côtiers qu’elle peint et grave. Elle présente ses œuvres dans des galeries à New York, mais aussi aux expositions de la Société des artistes indépendants et de l’Association nationale des femmes peintres et sculpteurs. C’est une artiste engagée : à la fin des années 1930, elle prend part aux mouvements antifascistes dans la sphère artistique à New York. En 1940, aux côtés de Mark Rothko et d’Adolph Gottlieb, elle figure parmi les membres fondateurs de la Fédération des peintres et sculpteurs modernes, qui affirment la liberté des artistes, quelle que soit leur nationalité, origine culturelle ou religion.
Comment une artiste new-yorkaise reconnue s’est-elle retrouvée en Afrique ?
S.L. : Par amour ! En 1945, Anne Eisner fait la connaissance aux États-Unis de Patrick Putnam, ancien étudiant en anthropologie de l’université de Harvard. Celui-ci est parti en mission en 1927 dans la colonie belge du Congo (actuelle République démocratique du Congo). À la suite de cette mission ethnographique, il travaille dans un dispensaire dans le nord-est de la colonie puis, en 1933, il décide de créer une structure atypique dans la forêt équatoriale de l’Ituri. Le « camp Putnam » est composé de chambres d’hôtes pour accueillir les voyageurs de passage, d’un dispensaire pour les habitants de la localité et d’une réserve d’okapis. Éprise de Patrick Putnam, Anne Eisner le suit en Afrique en 1946.
Après la traversée de l’océan Atlantique en bateau, ils voyagent pendant un an dans les colonies européennes du Nigeria, du Cameroun et du Congo, avant d’arriver au camp Putnam. C’est là que vivra Anne Eisner jusqu’en 1954.
Quel regard Anne Eisner porte-t-elle sur l’Afrique ?
S.L. : Anne Eisner n’est pas spécialement intéressée par l’Afrique avant son départ. Elle grandit aux États-Unis, où est alors appliquée la ségrégation raciale. Son regard, s’il n’est pas indemne de certains préjugés, n’est pourtant pas figé. Il varie au fil de ses expériences et de ses rencontres.
Durant les années passées dans la forêt équatoriale de l’Ituri, Anne Eisner se rapproche des habitants, et plus particulièrement des communautés Bambuti (que les Occidentaux appellent « pygmées »). Ces dernières vivent dans des campements nomades, pratiquent la chasse et la collecte.
Ils entretiennent des liens sociaux complexes avec les sociétés voisines.
Anne Eisner rencontre aussi de nombreux voyageurs séjournant au camp Putnam, une structure qui cultive un imaginaire touristique ambigu pour des visiteurs étrangers à la recherche « d’authenticité ».
Cependant, le camp Putnam accueille aussi des anthropologues soucieux de renouveler l’image archétypale desdits pygmées. C’est dans cette démarche que s’inscrit le travail d’Anne Eisner.
Quel est l’impact de ce séjour en Afrique dans le travail d’Anne Eisner, sur le plan artistique et sur le plan ethnographique ?
S.L. : L’oeuvre d’Anne Eisner se métamorphose lors de son séjour dans l’Ituri et dans les années qui suivent son retour aux États-Unis. Les thèmes de ses peintures sont ceux qu’elle a pu observer en Afrique. Ils servent de point de départ à ses recherches plastiques modernistes tournées vers l’exaltation de la couleur, l’épure des formes, la superposition des plans. Certaines toiles, comme L’Entrée au camp Putnam, sont marquées par la dimension gestuelle de l’action painting telle qu’on peut la retrouver dans les oeuvres de Jackson Pollock. Anne Eisner exécute également de nombreux dessins où le trait va à l’essentiel pour saisir une silhouette ou un geste. Dans ses écrits, c’est un autre versant de son travail qui s’affirme. En ethnologue amateur, elle observe et consigne avec précision différents aspects de la vie et de la culture des Bambuti. Elle documente notamment les rituels d’initiation féminine. Ce travail sur les sociétés dites pygmées a été éclipsé par celui d’anthropologues comme Colin Turnbull, auteur d’un livre à succès aux États-Unis, Le Peuple de la forêt (1961).
Cette expérience a-t-elle changé le rapport d’Anne Eisner à l’art africain ?
S.L. : Lorsqu’elle arrive en Afrique en 1946, Anne Eisner s’intéresse particulièrement aux sculptures. Avec Patrick Putnam, elle commence à acquérir des œuvres. Ils en présentent d’ailleurs certaines dans les chambres d’hôtes du camp Putnam. Après la mort de mari en 1953, Anne Eisner contribue au classement de leur collection donnée au Musée américain d’histoire naturelle de New York.
La plupart de ces sculptures n’ont pas influencé directement Anne Eisner dans ses œuvres. En tant que peintre, elle était beaucoup plus préoccupée par les écorces battues peintes des Bambuti. Elle était attirée par l’esthétique de ces peintures abstraites composées d’une grande variété de motifs géométriques, disposés de manière asymétrique. Le fait que ces œuvres aient été exécutées par les femmes Bambuti était aussi très important pour elle. »