dimanche 3 août 2014

Le Musée imaginaire d’Henri Langlois


A l’occasion du centenaire de la naissance d’Henri Langlois (1914-2014), la Cinémathèque française rend hommage à l’un de ses fondateurs par une exposition, des livres, une programmation et une journée d’études. Programmateur, conservateur, muséographe, co-fondateur de La Cinémathèque française, essayiste, Henri Langlois a joué un rôle pionnier dans la perception du septième art.

« Henri Langlois a donné chaque vingt-quatrième seconde de sa vie pour sortir toutes ces voix de leurs nuits silencieuses, pour les projeter dans le ciel blanc du seul musée où se rejoignent enfin le réel et l’imaginaire. » (Jean-Luc Godard).

Programmateur, conservateur, muséographe, co-fondateur de La Cinémathèque française, essayiste, pionnier « par ses affinités intellectuelles de La Cinémathèque comme un foyer d’artistes : ceux d’hier et d’aujourd’hui, et ceux de demain »… Henri Langlois  a été un personnage légendaire, aux multiples facettes, à la dimension internationale, controversé dans sa gestion de la Cinémathèque, et qui a débuté par archiver des œuvres cinématographiques à une époque où le septième art n’avait pas acquis ses lettres de noblesse. D’une dizaine de titres à l’origine, la collection initiée par Henri Langlois sur fonds privées réunit en quelques décennies des milliers de bobines de films.

De Smyrne à Paris
« Je suis né le 13 novembre 1914 à Smyrne. Mes parents étaient des Français de l’étranger, ce qui m'a permis d'être en retard d'un siècle », se souvenait Henri Langlois. 

Smyrne (Izmir) est une ancienne ville grecque située dans l'Empire ottoman, alors allié de l'empire allemande. 

A l’issue de la Première Guerre mondiale et après la défaite des empires centraux en 1918 et la signature du traité de Sèvres (1920). Celui-ci octroie Smyrne à la Grèce. La Turquie « se soulève et reconquiert l'Anatolie ». 

En septembre 1922, un incendie détruit la moitié de Smyrne, et « la totalité de la population grecque est expulsée. La plupart des Européens quittent également la ville ». La famille Langlois est contrainte de rentrer en France. A Paris, elle se fixe rue Laferrière, dans le 9e arrondissement.

Henri Langlois étudie au « petit lycée » Condorcet - section primaire - de la rue d’Amsterdam, dans le quartier de l’Europe. 

En 1933, refusant la « décision de son père qui veut l'inscrire à la faculté de droit, il échoue volontairement à son bac, en rendant page blanche, puis en allant au cinéma », sa passion : « Moi je suis la brebis galeuse de la famille. J'aimais trop le cinéma ».

Grâce à son père, Henri Langlois débute chez un imprimeur. Il se lie d’amitié avec Georges Franju, son aîné de deux ans qui exprimera sa reconnaissance: « C'est grâce à lui que j'ai vraiment appris ce qu'était le cinéma muet ».

Tous deux, tentent de réaliser un film Le Métro, retrouvé en 1985, il est archivé à la Cinémathèque. Mais, « seul Franju poursuivra un parcours de cinéaste en signant notamment le documentaire Le sang des bêtes en 1949 » sur les abattoirs de Vaugirard et La Villette, Les Yeux sans visage en 1960 dans une veine fantastique poétique, et Judex (« en hommage aux "sérials" d'aventure tournés par Louis Feuillade dans les années dix), en 1964 ».

Du ciné-club à la Cinémathèque
En 1935, La Cinématographie française, hebdomadaire professionnel dont le propriétaire est Paul Auguste Harlé, publie des articles d’Henri Langlois. Celui-ci a pris conscience qu'à l’avènement du cinéma parlant, les « films du cinéma muets allaient disparaître, et qu'il fallait les sauver ». En octobre, il rencontre Jean Mitry, historien du cinéma âgé de 35 ans qui les encourage dans leur projet de créer un ciné-club dédié aux films muets.

En décembre 1935, ce ciné-club est fondé sous le nom de Cercle du Cinéma : « Il s'agit avant tout de montrer des films et non de discuter après. Les débats ne servent à rien », explique Henri Langlois. Avec les recettes et dix mille francs de Paul Auguste Harlé, les deux amis achètent les premières copies de 35 mm d'une dizaine de films constituant l’amorce de leur collection.

« Il s’agit avant tout de montrer des films et non d’en discuter après. Les débats ne servent à rien. Pour marquer cette différence, donnons-nous le nom de Cercle du Cinéma », estimait Henri Langlois. A la première séance du Cercle du Cinéma, sont projetés : La chute de la maison Usher de Jean Epstein (1928), Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1919) et La volonté du mort de Paul Leni (1927).

En 1936, Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry fondent à Paris la Cinémathèque française, conçue comme une salle et un musée du cinéma disposant de dix films. Son premier président : Paul Auguste Harlé, assisté par Henri Langlois et Georges Franju, secrétaires généraux, et Jean Mitry, archiviste. En 1970, le catalogue de la Cinémathèque liste plus de 60 000 films, dont la plupart en celluloïd.

En 1940, il se lie avec Mary Meerson, ancienne danseuse et modèle pour peintres, veuve du célèbre peintre constructiviste et décorateur de cinéma Lazare Meerson, et sa compagne jusqu’à sa mort. Pour financer la Cinémathèque, elle vend ses toiles de Picasso, Braque, Léger.

Pendant l’Occupation, Langlois continue de projeter et sauver des films.

En 1945, la photographe Denise Bellon saisit, pour un reportage sur La Cinémathèque française, Henri Langlois poussant un landau rempli de bobines, et la baignoire pleine de bobines de films. 

En plus des bobines de films, Langlois collectionne les matériaux liés à ces œuvres - affiches, caméras, machines de projection, costumes, programmes de salles – et en 1950, il participe à la création de la Cinémathèque de Cuba, et contribuera à créer des Cinémathèques dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis. 

Cinéphile aux goûts éclectiques, Henri Langlois aimait dire : « Les dix meilleurs films du monde ? Facile : dix films de Chaplin ! » 

Sa devise : « Laisser venir les films à l’esprit ». Par sa programmation, il favorise l’éducation cinématographique de nombre de futurs auteurs de la Nouvelle vague, dont François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol et Alain Resnais. Certains ont revendiqué leur filiation en se dénommant « les enfants de la Cinémathèque ».

Henri Langlois multiplie les écrits sur le cinéma : à ses carnets de jeunesse et ses premières critiques (Nosferatu, Queen Kelly), s’ajoutent ses portraits de réalisateurs (Vigo, Rossellini, Kurosawa, etc.), son reportage sur son premier séjour aux États-Unis à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, une histoire du cinéma français, ses essais sur les cinématographies américaine, italienne et allemande, etc. Sa pensée du cinéma influe des générations de critiques et de cinéastes en France et dans le monde, de Godard, Rohmer, Truffaut, Chabrol ou Youssef Chahine, à Philippe Garrel, Bernardo Bertolucci, Wim Wenders ou Leos Carax.

La Cinémathèque française reçoit un appui considérable d’André Malraux, ministre de la Culture dès 1958.

En 1962, Henri Langlois présente ses idées sur la conservation, la restauration et la philosophie à Michel Mardore et Éric Rohmer pour un article publié par Les Cahiers du cinéma (no 135, septembre 1962). 

L’affaire Langlois
En 1968, André Malraux est inquiet de la gestion carencée et opaque de la Cinémathèque sous la férule d’Henri Langlois : dégradation de l’état de milliers de films, etc. 

Le 6 février 1968, le conseil d’administration de cette institution relève Henri Langlois de ses fonctions et désigne un fonctionnaire pour diriger la Cinémathèque.

C’est le début de l’affaire Langlois qui suscite des réactions passionnelles et une mobilisation exceptionnelle parmi les intellectuels et artistes – acteurs, scénaristes, etc. - , en France et dans le monde entier. Aux manifestations de soutiens à Henri Langois, participent François Truffaut, Nicholas Ray, Marcel Carné, Robert Benayoun (Positif), Jean-Paul Belmondo, Gérard Leibovici, Jean Marais, Barbet Schroeder, Pierrre Kast, Alain Resnais, Daniel Boulanger, Mireille Darc, Jean-Luc Godard, Jean Douchet, Michel Piccoli, Lotte H. Eisner et Marie Epstein, deux collaboratrices d’Henri Langlois, licenciées sans préavis ainsi que Mary Meerson.

Le 25 février 1968, à l'Assemblée nationale, François Mitterrand qualifie l'éviction de Langlois de choquante. Manifestations réprimées par la police, militantisme par un comité de défense, télégrammes de réalisateurs – Carl Dreyer, Charles Chaplin, Fritz Lang - interdisant de monter leurs films à la Ciném Barbin, protestations jusqu’au sein du festival de Cannes, charge de police contre des manifestants... 

Le 22 avril 1968, une assemblée générale de la Cinémathèque rétablit Langlois à la direction de la Cinémathèque, et approuve la décision de distinguer l’activité de programmation de celle de conservation confiée au futur Service des archives du film à Bois d’Arcy.

Implantée au palais de Chaillot (place du Trocadéro), la Cinémathèque, fermée peu après le déclenchement de cette Affaire, réouvre peu après.

Pour Raymond Borde, la gauche a défendu « le droit d'un individu sur un patrimoine qui appartient à la Nation ».

Le 14 juin 1972, Henri Langlois fonde le musée du Cinéma au Palais de Chaillot.

Le 2 avril 1974, Langlois est distingué par un Oscar couronnant l'ensemble de son travail pour la Cinémathèque.

Il décède à Paris le 13 janvier 1977. Il est enterré au cimetière du Montparnasse.

« Henri Matisse, Max Ernst, Miró, Picabia, Léger, Magritte, Beuys et Andy Warhol, parmi tant d'autres, trouvèrent [à la Cinémathèque française] les solutions pour réaliser leur passion de figurer le mouvement… Simultanément, il permit de découvrir l'influence que les cinéastes avaient reçue des arts visuels du passé. Jean Renoir, Eisenstein, Charlie Chaplin, Fritz Lang, Hitchcock, Godard, eux, copièrent les maîtres ! Le goût d'Henri Langlois pour un cinéma non "aliéné" à la narration, lui fit défendre les grands cinéastes-peintres : Ruttmann, Fischinger, Len Lye, Man Ray, Léger, Richter... puis Kenneth Anger, Paul Sharits, les recherches françaises des années soixante de Martial Raysse à Philippe Garrel, la factory d'Andy Warhol... La Cinémathèque française fut en effet un phalanstère pour une génération de cinéastes. Langlois fut leur Fourrier... Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette, Rohmer y vinrent comme les peintres modernes vinrent au Louvre. C'est grâce à Langlois que Rohmer admira peut-être Quai des Brumes pour des raisons « debussystes » (le récit de Carné-Prévert est au fond très proche de Pelléas et Mélisande), que Rivette prit la leçon des Serials de Feuillade, que Demy se délecta de l'énergie chantée de Danielle Darrieux et que Truffaut réévalua le Gance des années 30 et trouva dans Paradis perdu le scénario de sa future Chambre verte. Langlois « donna la lumière », selon le mot de Godard. Parmi les artistes : Matisse, Chagall, Picasso ou Léger constituèrent ses admirations et ses amis. Un choix d'œuvres de ces artistes est confronté aux goûts cinéphiliques. Ces relations que le cinéma noua avec les autres arts, conduisirent Langlois à filmer certains artistes essentiels de son siècle », écrit Dominique Païni, commissaire de l’exposition.


Le musée imaginaire d’Henri Langlois. Sous la direction éditoriale de Dominique Païni. Préfaces de François Hollande, Président de la République française et de Costa-Gavras, président de La Cinémathèque française. Flammarion / La Cinémathèque française, 2014. Avec des essais sur le fondateur de La Cinémathèque française et les témoignages inédits de Pierre Alechinsky, Isabella Rossellini, Kenneth Anger, Benoit Jacquot, Henry Chapier, Georges Kiejman, Luc Moullet. 240 pages dont un album illustré de 32 pages sur les grandes dates de la vie de Langlois. 250 illustrations : photos, dessins, archives et les œuvres d’art de Duchamp, Vasarely, Beuys, Matisse, Fernand Léger, Villeglé, Henri Cartier-Bresson, César. 45 €

Henri Langlois. Ecrits de cinéma. Flammarion / La Cinémathèque française, Collection Écrire l’art. Écrits réunis, présentés et annotés par Bernard Benoliel et Bernard Eisenschitz. Préface de Costa-Gavras. 


Jusqu’au 3 août 2014
51, rue de Bercy -75012 Paris
Tél. : 01 71 19 33 33
Du lundi au samedi (sauf fermeture mardi) : de 12 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Dimanche : de 10 h à 20 h

Visuels 
Affiche de l’Exposition
Portrait d’Henri Langlois, DR
© Collection La Cinémathèque française / Graphisme : Roland Lecouteux © Ciné-Culture – La Cinémathèque française

Man Ray. Roberto Rossellini, Henri Langlois et Jean Renoir, vers 1960 © MAN RAY TRUST / ADAGP, Paris 2014

Auteur inconnu. Henri Langlois et Georges Franju, (s.d.), DR © Collection La Cinémathèque française

Programme « Le cinéma et l’érotisme », 4 mai 1938 © DR

Enrico Sarsini. Langlois transportant des bobines de film © Enrico Sarsini

Affiche de l’« Exposition du dessin animé », 1945-1946 © ADAGP, Paris 2014

Auteur inconnu. Henri Langlois et André Malraux lors de l’inauguration de l’exposition « Pathé », 23 juin 1959, DR ©
Collection La Cinémathèque française

Michel Wolfender. Henri Langlois et François Truffaut © Michel Wolfender

Auteur inconnu. Christiane Rochefort, Jean Rouch, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard et Henri Attal lors d’une manifestation de soutien à Langlois, rue d’Ulm, le 11 février 1968, DR © Collection La Cinémathèque française

Couverture des Cahiers du cinéma, nº 200-201, avril 1968. Illustration de Gabriel Pascalini (Charles Matton) © DR

Julian Wasser. Henri Langlois reçoit un Oscar, entouré de Gene Kelly et Jack Valenti à Hollywood, 2 avril 1974. © Julian Wasser / Hulton Archives

Affiche hommage à Henri Langlois lors du festival de Cannes, 1977 © DR.

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Les citations proviennent du dossier de presse et du site de la Cinémathèque.

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