Ancien animateur du Collège des Etudes juives de l’Alliance israélite universelle (AIU) à Paris, Shmuel Trigano
est professeur de sociologie de la politique et de la religion à l’Université
Paris X, directeur de la revue européenne d’études et de culture juives Pardès et de L'Université populaire du Judaïsme. Il est à l’origine de la
création fin 2001 de l’Observatoire du monde juif,
bulletin trimestriel qui a présenté la première liste des agressions antijuives
en France depuis septembre 2000, puis de Controverses.
Deux revues savantes dont les numéros sont consultables sur Internet. De nombreux
ouvrages de Shmuel Trigano sont consacrés à la philosophie politique et au
judaïsme. L’Ebranlement d’Israël
étudie le tournant historique marqué par l’Intifada II et l’« étrangeté » juive. Le 4 mai 2020, à 15 h, le Midreshet Yehoudah Manitou proposera le cours en ligne "La question juive en Israël et l'avenir du sionisme, en ligne, avec Shmuel Trigano".
Comment
est né l’Observatoire du monde juif, revue savante ?
Shmuel
Trigano : J’ai eu l’idée de créer un centre de recherches qui
fournirait une information sans mythologie sur le monde Juif et Israël. J’avais
constaté que depuis quelques années, ces sujets n’étaient quasiment plus étudiés
à l’Université, ce qui permettait aux idées les plus folles de germer.
L’objectif est d’aller au-delà de la
lutte contre l’antisémitisme. Il s’agit de produire et diffuser une information
fondée sur des documents, des faits, des statistiques, etc.
L’Observatoire
du monde juif est né aussi en réaction au sentiment de scandale éprouvé
devant le black-out devant les agressions anti-Juives en France depuis le début
de l’Intifada II.
Ce black-out
a été général : parmi tous les médias, chez les pouvoirs publics et dans
la communauté Juive française jusqu’au dîner du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) fin 2001. Même les déclarations de
certains responsables amoindrissaient la gravité des faits.
Quand nous tentions d’en parler, la
chose n’était pas reçue. On nous accusait de falsification, d’incitation à la
haine raciale, etc. Comme ces actes n’étaient pas rapportés par les médias,
c’est comme s’ils n’existaient ni socialement ni politiquement.
D’où l’idée de publier dès le premier numéro
(novembre 2001) de l’Observatoire du
monde juif cette liste tenue par les services de la communauté Juive pour
alerter l’opinion publique et montrer la crédibilité de la chose.
C’était la première que cette liste
était publiée et elle a été distribuée par le CRIF lors de son dîner annuel en décembre 2001 en
présence notamment du Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, de ministres
et d’autres personnalités.
L’impact a été immense. C’est à ce
moment que fut crevé l’abcès : tout a été dit.
Alors, certains, notamment les leaders
d’opinion Juifs français ont accusé dans la presse la
communauté Juive française de repli communautaire, comme pour délégitimer le travail
fourni. Ils ont manifesté une incompréhension face à la situation et ont tenu
un discours qui ne résiste pas à la réalité. C’est une minorité bruyante. Ils
ont agi comme les policiers du « politiquement correct ».
Grâce aux abonnements des particuliers
ou des mécènes, et au travail de bénévoles, nous envoyons chaque numéro
systématiquement aux parlementaires, eurodéputés, aux médias, aux gens
d’Eglise, à des intellectuels, à certains maires, à la presse chrétienne et à
celle arabe à Paris, etc. Certains édiles nous ont indiqué apprécier cette
source d’informations.
Vous
estimez que l’Intifada II marque un tournant historique. Vous analysez les deux
antisémitismes, chrétien et musulman, le statut discriminatoire des non-musulmans,
les dhimmis...
Shmuel
Trigano : Après la Shoah, la condition du peuple des Juifs a été
restaurée. Cette condition a toujours posé problème dans l’histoire et dans la
culture de l’Occident et de l’Orient. En Occident, les Juifs ont été pendant la
domination chrétienne un peuple exclu. La forme du ghetto exprime cette
dimension. Dans l’empire chrétien médiéval, les Juifs sont le seul peuple
singularisé, les étrangers par excellence.
La modernisation démocratique a reconnu
les Juifs comme citoyens individuels, mais pas comme un peuple. C’est justement
en réaction à l’antisémitisme que le sionisme politique est né. Pour assumer
cette dimension de peuple que les Juifs émancipés ne peuvent assumer.
Pourquoi la Shoah a-t-elle marqué un
tournant ? Car les Juifs, citoyens individuels dans les pays européens, se
sont vus exterminés en masse comme un peuple. Après la guerre, cette dimension
ne peut plus être abandonnée au hasard. Une vie Juive se reconstitue en
affirmant la légitimité et le droit d’exister du peuple Juif en Israël. Les
chrétiens se sont peu à peu réajustés à cette nouvelle donne, mais en
reconnaissant le peuple Juif comme victime de la Shoah et pas nécessairement
comme sujet libre de son histoire. Or, c’est justement cela que les réactions
de l’opinion publique, en Europe et en Orient, depuis vingt ans, ont remis en
question. Nous y avons vu une sorte de dénégation et de délégitimation
fondamentale de l’existence Juive depuis cinquante ans. En cela, c’est un
tournant.
Vous
dénoncez la manipulation politique, psychologique et symbolique du concept
d’humanité pour déshumaniser Israël...
Shmuel
Trigano : Les stratèges politiques ont très bien compris l’état de
conscience occidentale, notamment le fait qu’elle considère Israël comme une
victime. Ils ont donc très adroitement manipulé les images victimaires en
jouant sur la culpabilité de l’Occident à l’égard de la victime Juive. Ils ont
ainsi retourné la figure victimaire à leur profit en envoyant des enfants
affronter des soldats, en exposant sans cesse la mort et le sang qu’ils avaient
suscités eux-mêmes et en pratiquant un terrorisme monstrueux touchant aux fondements
mêmes de l’Humanité.
L’expression la plus percutante provient
de Edward Saïd qui dit que « les
Palestiniens sont les victimes des victimes ». Ce qui lui permet d’un
côté de compatir à la condition de victime des Juifs et de l’autre de les
accuser comme bourreaux de leurs victimes.
Shmuel
Trigano : Je récuse une morale fondée sur la condition de victime.
Elle a des sources anciennes.
A mes yeux, chaque individu est
responsable des actes concrets qu’il commet.
Si quelqu’un est réputé avoir été
colonisé ou persécuté, on le tient pour l’incarnation de la morale.
Pourquoi
estimez-vous que l’humanitarisation du peuple Juif le dépolitise, et affirmez-vous
la dépolitisation d’Israël ?
Shmuel
Trigano : On a voulu définir l’existence d’Israël sur une base
purement humanitaire, c’est-à-dire qu’Israël est défini comme le camp refuge
des rescapés de la Shoah. On ne le reconnaît qu’à titre humanitaire et non
politique.
Or, il s’agit d’un Etat. Et un Etat se comporte comme tous les Etats de la
planète.
On ne comprend pas le décalage entre son
action d’Etat et sa nature réputée humanitaire.
Par conséquent, tous ses actes
politiques deviennent des scandales humanitaires.
Alors cette définition d’Israël est
purement idéologique, car 65% de la population israélienne est originaire de
pays arabes, et non rescapée de la Shoah. Et cette population a un contentieux
sérieux avec les Etats arabes qui l’ont chassée et dépouillée de tous ses biens
dès les années 1940. Au point qu’il n’y a plus quasiment de Juifs dans le monde
arabo-musulman.
On a aussi nié aussi le lien du peuple
et de sa terre et la dimension politique. Quand par exemple, on accuse Israël
de pratiquer un terrorisme d’Etat. Là où existent une Armée régulière, un Etat
démocratique représenté par des élus. On ne peut pas parler de terrorisme.
On demande à Israël de subir les
attentats sans réagir. Ce qu’aucun pays ne ferait. Quand on songe au ridicule
conflit entre l’Espagne et le Maroc sur l’île Persil… De qui se
moque-t-on ?
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Etat
d’Israël au moins symboliquement a constitué le fondement de la restauration du
peuple Juif. C’est un fait sociologique.
Nous voyons tous aujourd’hui comment le
conflit israélo-palestinien retentit sur les communautés Juives quoi qu’elles
fassent.
C’est d’abord le monde entier qui
pratique l’amalgame. Quand on entend le précédent ministre français des
Relations extérieures, Hubert Védrine, dire qu’il comprend comment de « jeunes attaquent des synagogues au vu de ce
qui se passe au Proche-Orient ». L’amalgame est évident.
La raison d’être du Hamas est de
détruire Israël, trêve ou pas. Le terrorisme et la société civile qui
l’accueille dans ses rangs et en porte la responsabilité. On ne peut pas
abriter des terroristes et sortir indemne des conséquences induites. Tout le
problème, c’est l’utilisation programmatique de la population civile par les
stratèges palestiniens pour mener leur guerre. C’est tout le problème d’une
guerre qui ne veut pas dire son nom et se cache derrière des figures
humanitaires.
Vous
stigmatisez le « camp de la paix »...
Shmuel
Trigano : Il porte une grande responsabilité dans la sape de la
légitimité d’Israël. Car nombre de ses représentants ont une image négative
d’Israël. Certains allant même jusqu'à parler de fascisme.
Quant aux « nouveaux historiens »
qui ont été portés par une partie de l’intelligentsia israélienne, ils ne
représentent en rien une démarche scientifique. Ce sont des idéologues.
Des médias ont préféré faire une
extraordinaire publicité à des accusateurs venus du dedans pour accabler les
Juifs.
Quid de l’islam ?
Shmuel
Trigano : Il y a un problème dans le concept que l’islam se fait du
reste de l’Humanité. L’islam partage le monde entre le dar el islam (maison de la soumission) et le dar el Harb (maison de l’épée). L’islam ne conçoit pas un troisième
terme. Ceci pose des problèmes dans ses rapports aux non-musulmans.
De surcroît, à l’heure démocratique, où
chacun exige d’être reconnu pour ce qu’il est. Il faut espérer que l’islam se
réajuste aux exigences de la modernité.
Quid
de « l’étrangeté juive » ?
Shmuel
Trigano : A la lumière de tous les événements, un esprit normalement
constitué devrait tirer des conclusions accablantes pour la condition Juive.
Cinquante ans après la Shoah, alors que les Juifs notamment avec l’Etat
d’Israël, ont fait le maximum d’efforts pour être comme les autres, ils se
voient aujourd’hui récuser comme des parias éternels qu’ils étaient devant
l’histoire.
J’essaie de renverser cette perspective
en montrant qu’il y a une dimension spécifique à la condition Juive, que les
Juifs n’ont pas suffisamment reconnue depuis vingt siècles qu’est cette
condition de ce que j’appelle « l’étrangeté
juive ».
Ils ont voulu passionnément « être
comme les autres » et je crois que de ce fait, ils ont négligé une dimension
fondamentale de leur être, négligence qui est à l’origine des catastrophes
répétitives qu’ils ont connues.
J’essaie de penser comment assumer cette
condition de façon plus créative. Spécialement, l’étrangeté est un des fondements
de la condition humaine. La spécificité des Juifs elle est vécue à l’échelle
d’une communauté. Cependant, ce qui se présente comme un problème métaphysique
pour un individu se pose de façon politique pour une collectivité. Je soulève
la question de savoir si on peut l’assumer dans le champs de la politique et de
la démocratie. Je ne fais que l’esquisse de ce travail qui est encore à faire.
Le 4 mai 2020, à 15 h, le Midreshet Yehoudah Manitou proposera le cours en ligne "La question juive en Israël et l'avenir du sionisme, en ligne, avec Shmuel Trigano". "Le sionisme politique, à ses origines, fut à la fois une rupture et un accomplissement du point de vue du judaïsme. Une rupture, à l’évidence, pour être né, s’être développé et avoir réussi dans un milieu en rupture de ban avec la religion ou simplement assimilé."
Shmuel
Trigano, L’Ebranlement d’Israël, philosophie de l’histoire juive.
Editions du Seuil, coll. L’histoire immédiate, 2002. 271 pages. ISBN : 978-2020524018
Observatoire du monde juif. 78, avenue des Champs-Elysées, 75008 Paris.
http://obs.monde.juif.free.fr et e-mail : obs.monde.juif@free.fr
Le 6 mai 2015 à 20 h 30, le Beth Halimoud de Bordeaux présenta la conférence exceptionnelle de Shmuel Trigano, Docteur en sociologie politique et professeur à l’université de Paris, sur le thème Juifs de France. Que faire ? Il signera son livre « Quinze ans de solitude : Juifs de France : 2000-2015 " (Berg International)
Le 6 mai 2015 à 20 h 30, le Beth Halimoud de Bordeaux présenta la conférence exceptionnelle de Shmuel Trigano, Docteur en sociologie politique et professeur à l’université de Paris, sur le thème Juifs de France. Que faire ? Il signera son livre « Quinze ans de solitude : Juifs de France : 2000-2015 " (Berg International)
Le conflit israélo-palestinien,
Les médias français sont-ils objectifs ? Dossiers et documents, juin
2002
Le 9 septembre 2012, l’AIU lui a rendu hommage de 14 h à 22 h au Centre Alliance Edmond J. Safra, à Paris.
L'université populaire du judaïsme et le BNVCA (Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme, organisèrent le 7 avril 2014 le colloque Qu'est-ce qu'un acte antisémite ? La loi et la réalité.
Articles
sur ce blog concernant :
Cette interview a été réalisée en 2002 pour Guysen. Elle a été publiée sur mon blog le 9 septembre 2012, et le 6 avril 2014, puis le 6 mai 2015.
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