jeudi 3 mars 2016

« Bert Stern. Objectif Marilyn » par Shannah Laumeister

  

 

Arte a diffusé « Bert Stern. Objectif Marilyn » (Bert Stern, Original Madman), documentaire de Shannah Laumeister, son épouse. Le portrait de Bert Stern (1929-2013), photographe conceptuel et auteur de photographies épurées pour la publicité et les magazines. Un regard bleu, aigu et un peu désabusé sur une vie couronnée par le succès, brisée par la drogue, relancée par la volonté d’un artiste talentueux, connu notamment pour sa série de photographies sur Marilyn Monroe en 1962.
Les 6 et 9 mars 2016, Arte diffusera, dans le cadre de Personne ne bouge ! un Spécial Marilyn Monroe.


Ne vous fiez pas au titre français, trompeur et réducteur, de ce film passionnant. Bert Stern est plus que « l'homme qui a immortalisé Marilyn Monroe, six semaines avant sa disparition » lors de la « dernière séance » photographique de la star (« The Last Sitting », « La dernière séance »).

Le titre original de ce documentaire révèle la dimension exceptionnelle de cet artiste sensible et le but de la documentariste : retracer la vie du photographe et Mad Man Bert Stern, grâce au témoignage de cet artiste et de ses proches.

Un portrait émouvant, et une histoire américaine : l’ascension professionnelle d’un self made man talentueux dans la publicité et la photographie, sa chute sous l’effet de l’addiction à la drogue, son  « come back » et sa gloire retrouvée.

Publicité et photographie
Né à New York en 1929, Bert Stern grandit à Brooklyn. Sous l’effet de la crise économique, la famille Stern emménage dans leur cave. Une prime jeunesse rompue par la tentative de suicide du père.

Admiratif de la beauté de sa mère qu'il qualifie de candide, Bert Stern n’aime guère l’école et « fait des bêtises ».

Agé de 13 ans, il décide d’arrêter sa scolarité. Sa mère lui demande de chercher du travail. Bert Stern gagne sa vie en servant du soda à la fontaine. Alors qu’il a 17 ans, son père lui demande, ainsi qu’à son frère, de trouver un emploi dans une banque à New York. Or, Bert Stern rêve d’être artiste, dessinateur.

A New York, un directeur artistique lui conseille d’étudier le design, et l’engage comme assistant. Bert Stern se lie d’amitié avec Stanley Kubrick, un « homme très intelligent » qui « s’intéresse à la face sombre des gens, se concentre sur leurs faiblesses ».

Fleur Cowles engage Bert Stern comme directeur artistique du magazine Flair qu’elle lance.

Appelé sous les drapeaux, Bert Stern tourne des films au Japon et débute sa carrière de photographe pendant la guerre de Corée.

De retour à New York, il débute dans une agence de publicité grâce à Bramson, directeur artistique.

Il conçoit la campagne publicitaire « Driest of the dry » (Le plus dry des Martini) pour la vodka Smirnoff qui souhaite passer du dessin à la photographie pour sa publicité. Alors que les annonces publicitaires accordaient une large place au texte, Bert Stern privilégie l’image, le visuel épuré, éloquent, élégant, à la simplicité sophistiquée et fondé sur un concept : une pyramide se réflétant, inversée, dans une coupe emplie de cet alcool aux reflets dorés. Une conception élaborée fondée sur la forme du triangle, base de l'oeuvre créatrice, artistique. Bert Stern décline sa photographie en y insérant, assis en plein désert, un homme en smoking qui se désaltère. Il associe aussi  une femme à l'alcool. Ce qui est nouveau.

Cette publicité innovante lance Bert Stern dans le monde de la publicité, et lui vaut un prix.

Bert Stern installe son studio dans la 40e rue, et use lors des quatre premières années d’activité de la lumière naturelle. « Les seules limites sont celles que l’on s’impose », déclare-t-il.

Bert Stern réalise le film Jazz à Newport (1960), film indépendant avec Anita O’ Day, Louis Armstrong, en créant un éclairage original, à contre-jour; ce qui est alors inhabituel. "Je voulais raconter l'histoire de gens riches sur fond de musique", raconte Bert Stern. Mais des problèmes font capoter son projet. "Un des films les plus importants consacrés au jazz", selon un expert.

Bert Stern noue une relation passionnelle avec Dorothy Tristan – « trop belle, folle » -, et divorce de sa première femme, Teddy.

Puis il épouse Allegra Kent, première ballerine chez Balanchine, « une danseuse exceptionnelle ». Le couple a trois enfants.

Bert Stern collabore à Fashion and Travel. « Avoir la beauté, c’est avoir le pouvoir », résume-t-il.

Au début des années 1960, la publicité opère sa révolution créative.

 Directeur artistique, photographe, homme « déterminé et indépendant », Bert Stern est pionnier dans ce bouleversement antérieur à l’ère des mad men. Il est recruté par le célèbre magazine Vogue, qui lui donne carte blanche pour dix pages du magazine chaque année, à cette époque de mutations publicitaires, sociétales, culturelles, qui affectent aussi la mode. Un youthquake (séisme de jeunesse), selon l’expression forgée en 1963 Diana Vreeland, rédactrice en chef de Vogue. Bert Stern traduit en photos cette période.

« Quand on photographie, rien ne vous arrête. C'est magique », résume-t-il. "Catalyseur de l’évolution créative", il crée le scandale par sa première commande illustrant une boucle d’oreille portée par un mannequin la bouche ouverte.

Son studio ressemble à une ruche où, "pendant 20 à 25 ans, jour et nuit", il assouvit sa passion pour la photographie, tourne des films publicitaires. Il est l’un des premiers à diffuser la musique dans son studio. Avec quelques autres photographes, dont Richard Avedon, il est très sollicité. Ses photographies revêtent un caractère éternel. "C'était une vraie machine", se souvient Benedikt Taschen.

Pour le cinéma, Bert Stern créé l’affiche, devenue culte, du film Lolita (1962) de Stanley Kubrick, d'après le roman éponyme de Vladimir Nabokov, en photographiant l’adolescente actrice, Sue Lyon, comme une adulte arborant des lunettes en forme de coeur et à cadre rouge. « Devine la femme qui sommeille en cette enfant… »

"Dans mon esprit, faire l'amour à une femme et la photographier, c'était une idée très proche", déclare Bert Stern. Mannequins ou actrices, ce séducteur, séduit aussi, sublime celles qui posent devant son objectif : la gracieuse Audrey Hepburn, Brigitte Bardot, Elizabeth Taylor ("une femme dure"), les yeux cernés de khôl, et Richard Burton en Marc-Antoine lors du tournage de Cléopâtre de Joseph Mankiewicz pour la 20th Century Fox, le mannequin Twiggy Lawson avec mise en abyme via un écran de télévision diffusant en direct les images de la séance photo ou interviewée par Woody Allen, Marcello Mastroianni, Sophia Loren, Marisa Berenson, Shirley MacLaine, Natalie Wood, Catherine Deneuve, Marlon Brando, Claudia Cardinale, Candice Bergen, Mick Jagger, le mime Marceau, Harpo Marx, Vittorio de Sica, Jeanne Moreau, Barbra Streisand

Marilyn
Deux femmes intéressent Bert Stern : son épouse, et Marilyn Monroe. De sa première rencontre avec la star dans une soirée organisée par l'Actors Studio en 1955, il garde le souvenir de sa « peau resplendissante, de sa robe fourreau vert émeraude ». « Plus sûr de son travail comme photographe », il propose en 1962 au célèbre magazine américain Vogue de réaliser des photos avec Marilyn Monroe. Vogue accepte.

Le lieu ? Non pas son studio, mais un cadre plus intime, la plus grande suite de l’hôtel Bel-Air, « l'hôtel le plus secret, le plus protégé, le plus ravissant de Los Angeles ». Pantalon vert, pull rose, foulard noué au cou, Marilyn Monroe impressionne Bert Stern par sa beauté. Jouant avec un foulard translucide et des bijoux, maquillée par un trait d’eye liner, ne cherchant pas à dissimuler une cicatrice sur son ventre, Marilyn Monroe se livre totalement à l’objectif de Bert Stern qui n’avait pas prévu de la photographier nue. En deux séances, il prend 2 571 clichés : il voit « quelque chose de divin en elle. J’ai vu Dieu, la vie, la passion ».

Vogue adore la série, mais regrette que la star soit aussi déshabillée et arbore si peu de vêtements de mode. Le magazine veut une séance en noir et blanc d’une Marilyn Monroe habillée.
Retour à Los Angeles pour une séance de deux jours. A la demande de Bert Stern, Marilyn Monroe, qui préfère les premières photos, accepte en juin 1962. Elle pose songeuse, élégamment habillée, puis sexy sur le lit. Est "survoltée". Boit cocktail, vodka, champagne.
Et, avec un feutre orange ou une épingle à cheveux, barre avec vigueur des clichés qui lui déplaisent et dont elle refuse la divulgation. « L’effet est intéressant... Cette femme splendide rit, fait la pirouette, dégage une énergie folle. Pourquoi a-t-elle fait ces croix ? Voulait-elle faire de l’art ? Ou bien certaines photographies ne lui ont pas plu car elles ne lui renvoyaient pas l’image qu’elle avait d’elle-même… Je ne pouvais pas savoir ce qu’elle traversait, ses démons. Je n’étais qu’un gamin qui voulait embrasser Marilyn Monroe. Comme ce n’était pas possible, j’ai phtographié Marilyn Monroe », déclare Bert Stern, fasciné par elle.

Ses photos sont publiées le 6 août 1962, lendemain du décès de la star. Il envoie sept photos au magazine Eros. Vingt-rois ans plus tard, il doit défendre ses droits d'auteur sur ces photos détenues par des individus qui prétendent les avoir trouvées dans une poubelle !

Surmené, stressé, soucieux de gagner l’argent nécessaire à son train de vie familial, Bert Stern consomme de la drogue pour « tenir le coup » : la drogue « dissipait mon sentiment d’insécurité et de doute. Elle me libérait ».

Son addiction brise son mariage – en 1971, son épouse adorée quitte leur domicile avec leurs enfants « pour les protéger » -, ruine son activité professionnelle - il ne peut pas honorer des contrats -, mine sa santé car il est victime d’hallucinations, et doit être hospitalisé.

Bert Stern décide d’observer une pause, se rend avec un ami en Espagne. Par prudence, il expédie ses affaires dans d’immenses containers. Cette coupure de huit mois lui sert de sevrage. Convoqué par le tribunal des affaires matrimoniales, il rentre en Amérique désargenté. Tout ce qu’il a construit s’écroule. Il « vend des tableaux, et perd le reste ». Touche le « fond du gouffre » (Larry Schiller).

« Je n’aimais plus ma vie. Divorce, amphétamine, c’était trop. J’étais malheureux », se souvient Bert Stern. Et d’ajouter : « L’amour, c’est la force ».

Après des consultations chez le Dr Watt, il a l’idée de photographier, en gros plans, en variant les positions, des gélules et comprimés pour le Pillbook, "livre de référence des médecins généralistes". Publié par Bentam books, la première édition se vend à un million d’exemplaires. Le tirage actuel avoisine les 17 millions.

Autres tournants : l’article de Carol Halebian sur Bert Stern, la publication en 1982 de sa série sur Marilyn Monroe. Il fait son "come back" dans des magazines de mode et des annonces publicitaires. "Il a la capacité d'imaginer des images intemporelles... Grâce à son contact avec les femmes, il obtient de très belles photos".

New York magazine, Bert Stern reproduit sa série de photographies de la star avec… Lindsay Logan. Succès - 20 millions de connexion par jour sur le site Internet du magazine - et critiques. « Le public n'a pas supporté que les photos soient si semblables aux originales. Lindsay Logan a empiété sur l’âme de quelqu’un d’autre, elle a envahi son espace, et j’ai laissé faire, j’ai même participé », constate Bert Stern.


Bert Stern décide de vendre en 1982 sa série Last Sitting (La dernière séance). Léon Constantiner, collectionneur new-yorkais, l’acquiert à Sotheby’s. Cinquante-neuf de ces photos sont présentées en 2006 au musée Maillol à Paris dans l’exposition Marilyn, la dernière séance. Dans la collection de Michaela et Leon Constantiner. Treize de ces photographies sont montrés dans l’exposition au musée Maillol à Banyuls-sur-Mer sous le titre Marilyn photographiée par Bert Stern. Lors de la vente de la collection Constantiner, 59 photos de Marilyn Monroe étaient évaluées à 65 000 dollars. A la fin des enchères, elles ont été acquises pour 120 000 dollars. Curieusement, la collection Marilyn Monroe-Dernière séance n’a pas trouvé preneur lors d’une vente aux enchères à New York le 9 mai 2012. Elle était évaluée entre 18 000 et 25 000 dollars par la maison Bonhams.

"Mes photos parlent de l'espace entre mon modèle et moi. Un espace où tout est possible", constate Bert Stern, qui se « sent dans une impasse. Face à deux chemins ». Ce fin observateur a tant de photographies extraordinaires à répertorier - « Des archives pour qui ? » -, se « sent prisonnier de tout ce qu’il a réalisé ». C'est auprès de ses modèles devenues des amies fidèles que Bert Stern semble le plus heureux, apaisé.

Tout au plus regrette-t-on que Shannah Laumeister n’ait pas interrogé Bert Stern sur ses liens avec le judaïsme.

Bert Stern est décédé le 25 juin 2013, à l'âge de 83 ans,  à son domicile à Manhattan.

La galerie de l'Instant a présenté une exposition soulignant les qualités de portraitiste du photographe Bert Stern, "un autre visage de ce talentueux photographe, ses passionnantes images et leurs histoires… sans pour autant esquiver les sublimes portraits de Marilyn. Parmi ces photographies, prises dès le début des années 60, jusqu’au shooting pour Vogue avec Kate Moss : les débuts de la passion entre Elizabeth Taylor et Richard Burton, l’élégance d’Audrey Hepburn à Paris, la pureté du couple Romy Schneider/Alain Delon, l’innocence de Catherine Deneuve ou de Twiggy, l’insolence de Madonna à ses débuts… La passionnante carrière d’un amoureux des femmes qu’il considère comme des déesses dont il était l’esclave ! Comme le dit Bert Stern, « les femmes et la photographie sont mes deux passions, en devenant photographe pour Vogue, j’ai eu la chance de pouvoir réunir ces deux passions et d’en faire ma vie », et nous, de pouvoir profiter de ces beautés et de ces instants magiques !" (Julia Gragnon)
  
Du 12 juillet au 25 septembre 2013
46, rue de Poitou. 75003 Paris
Tél. : 01 44 54 94 09
Du mardi au samedi de 11 h  à 19 h, et le dimanche de 14 h 30 à 18 h 30.

« Bert Stern. Objectif Marilyn » (Bert Stern. The man who shot Marilyn) de Shannah Laumeister
Etats-Unis, 2011, 93 minutes
Magic Film Production
Rediffusion le 30 août 2012 à 10 h 20. 

Visuels : © Bert Stern
Marilyn en robe noire

Tirage argentique viré au platine
54 x 48,3 cm
Le foulard barré d’une croix rouge
Tirage couleur
139,7 x 139,7 cm

Marilyn au Martini
Tirage couleur
48,3 x 48,9 cm

 
Articles sur ce blog concernant :
Cet article a été publié le 30 août 2012, puis le 1er mars 2013 à l'approche de la diffusion par Arte du documentaire Twiggy, le visage des '60, le 3 mars 2013 à 23 h 45, et le 27 juin  2013. 
Il a été modifié le 27 juin 2013.

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