Longtemps méconnu, le sport en Tunisie a suscité récemment des études historiques puisant dans des archives - presse, photographies de Victor Sebag -, et recueillant les témoignages d’anciens pratiquants notamment d’un sport-roi : le volley-ball. Né à Sousse en 1939, Claude Boukobza a été joueur et entraîneur de l’équipe nationale tunisienne de volley-ball, journaliste sportif et maître d’éducation physique, notamment dans le collège de l’Alliance israélite universelle (AIU) de Tunis. Article publié en une version plus concise dans le numéro 12 (octobre 2024) de Torah Times Magazine.
« Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz » de Christian Meunier
Victor Younki, dit « Young » Perez (1911-1945)
Victor Younki, dit « Young » Perez (1911-1945)
Le 17 mars 2024, à la Mairie du IXe arr. de Paris, la Société d’histoire des Juifs de Tunisie (SHJT), avec la Commission française des archives juives (CFAJ), a consacré une "journée d'étude", avec des tables-rondes passionnantes présentant des travaux récents sur un sujet souvent ignoré par des historiens : « Les Juifs et le sport en Tunisie ».
Valérie Hassan, présidente de la CFAJ, a décrit l’essor fulgurant du sport dès la fin du XIXe siècle. Induite par l’émancipation, le rôle des écoles publiques et la démocratisation des loisirs, favorisée par l’hygiénisme et la recherche d’une bonne santé physique, incluse dans le service militaire, la pratique sportive a été liée aussi à la puissance coloniale qui a amené ses sports dans son empire. Elle a constitué un facteur d’intégration, inculquant l’amour de la patrie.
Président de la SHJT, Claude Nataf, a évoqué la pratique du sport par les Juifs de Tunisie sous le protectorat français (1881-1956). Contre des fléaux sociaux, dont la tuberculose, dans la 'Hara, quartier juif de Tunis aux taudis crasseux vestiges de la dhimmitude, cette pratique visait aussi à créer un « Juif nouveau » rompant le stéréotype antisémite du Juif malingre, difforme, et était perçue comme facteur de régénération physique (Muskeljudentum ou « judaïsme du muscle », Max Nordau, 1898). Encouragée par des structures communautaires, vecteur d’intégration dans la cité, cette pratique a bénéficié de clubs dynamiques (Alliance sportive, Union sportive tunisienne), parfois sionistes (Maccabi), et a contribué à l’éducation de la jeunesse juive tunisienne.
Abdelhamid Largèche, Professeur émérite à l’Université de Manouba (Tunisie), a traité de « l’approche comparée du sport par les communautés juive et musulmane en Tunisie : sociabilité et concurrence ».
Le journaliste Gérard Sebag a montré l’œuvre photographique de son père, Victor Sebag, sur des sportifs tunisiens.
Marie-Anne Guez, université Paris I Panthéon Sorbonne, a brossé un tableau des sportifs juifs dans la Première Guerre mondiale. Au nombre de plus de 450 engagés volontaires juifs de Tunisie, ils aspiraient souvent à devenir français. Parmi les morts honorés après guerre : le héros Isaac Bismuth.
Interviewés par Etienne Penard, maître de conférences à l’Institut de formation en éducation physique et sportive (IFEPSA) d’Angers, Gérard Boublil, Gilbert Cohen, Guy Haggiag et Max Sitruk ont partagé leurs souvenirs de volleyeurs.
Jean-Claude Kuperminc, directeur de la bibliothèque et des archives de l’AIU, a évoqué la pratique du sport dans les écoles de l’AIU à travers le fonds archivistique de la bibliothèque.
Doriane Gomet, IFEPSA-UCO et Université Rennes 2, a étudié « le but de la tournée de Jean Borotra en Afrique du Nord (mai 1941) et les sportifs juifs de Tunisie sous Vichy » : dans le cadre d’une France affaiblie, ce ministre de la famille et de la jeunesse ainsi que commissaire général de l'éducation physique et des sports souhaitait préserver le contrôle de la France sur son empire, susciter l’adhésion au modèle de la Révolution nationale, dont l’éducation physique offrait un archétype, afin de « régénérer la race ». Dans sa délégation : les nageurs Zizi Taieb et Alfred Nakache.
La famille. « Je suis né pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans une famille juive pratiquante. Dans notre fratrie, nous étions cinq : une sœur ainée Eliane, puis quatre garçons : Lucien, moi, Pinhas et Albert.
A Sousse, mon père Sauveur Boukobza, d'origine livournaise, était un tailleur pour hommes renommé. Il était diplômé de deux écoles de tailleurs, l’une à Paris, l’autre à Milan.
Née à Constantine (Algérie), ma mère Esther était femme au foyer.
Ma famille a subi les persécutions antisémites, notamment durant l’occupation allemande nazie de la Tunisie (novembre 1942-mai 1943).
Puis, elle a déménagé à La Goulette (banlieue de Tunis), où mon père avait trouvé du travail.
Agé de 10-12 ans, j’ai été champion de Tunisie dans la catégorie Benjamins en nage sur le dos. Mes idoles sportives étaient les nageurs Zizi Taieb, champion de Tunisie puis d’Afrique du nord, et Gilbert Naccache, champion de brasse d’Afrique du nord, puis de France.
Nos loisirs d’enfants étaient les jeux de ballons dans un terrain vague.
Grand de taille (1,80 m), j’ai été remarqué par un club de volley-ball.
Jusqu’à 17 ans, je pratiquais la natation, le water polo et le volley-ball, puis j’ai joué dans l’équipe nationale de volley-ball. »
Diplômé de l’INS. « En 1956, la Tunisie indépendante a créé à Tunis l’Institut National du Sport (INS) pour former en deux ans les maîtres d’EPS (Education physique et sportive). J’y ai été admis.
Lors de la venue du ministre tunisien des Sports, je devais assurer le lever du drapeau national car, en fin de 1ère année, j’étais major de la promotion. Mais le directeur de l’INS m’a dit qu’il préférait qu’un condisciple musulman levât le drapeau.
J’ai obtenu mon diplôme avec mention. Cela m’a valu un stage d'un an à l’INS de Paris.
A mon retour à Tunis, j’ai été nommé maître d’EPS au lycée pour garçons Alaoui. J’y suis resté durant quatre ans.
Parallèlement, j'ai été nommé dans l’équipe nationale de volley-ball de Tunisie.
Et un an après, j’ai été contacté par le directeur de l’INS pour enseigner à ses élèves le volley-ball et la natation.
J’ai obtenu aussi le diplôme de maitre nageur ».
Journaliste sportif à Tunis. « J’ai été journaliste sportif aux quotidiens « La Presse » et au « Petit matin ».
Par ailleurs, l’hebdomadaire « Le Sport », similaire à « L’Equipe » dont je devins correspondant, m'a recruté pour rédiger des comptes-rendus de matches et des articles sur l’éducation physique.
J’ai confié des journaux sportifs ayant publié mes articles à la bibliothèque de l’AIU qui les a numérisés. »
Tournées d’International de volley-ball. « Je me suis rendu à Moscou notamment pour le championnat du monde. L’équipe avait été qualifiée pour rencontrer au 2e tour celle d’Israël. Les joueurs tunisiens voulaient jouer contre l’équipe israélienne qu’ils étaient persuadés pouvoir vaincre. Mais les responsables tunisiens ont refusé, vraisemblablement pour des raisons politiques (absence de relations diplomatiques officielles entre les deux Etats, Nda). Notre équipe a donc perdu par forfait.
J’ai participé aux Jeux universitaires à Turin, aux Jeux Africains à Dakar (Sénégal) où nous avions gagné le titre.
Mon équipe a concouru à des matches amicaux - en Egypte, au Maroc, en Belgique, en Espagne, en République fédérale d'Allemagne (RFA) et en République démocratique allemande (RDA) -, avec partout de très bons résultats. Cependant, nous avons perdu en Pologne et en Hongrie dont était originaire Hennig, notre entraineur. »
Volleyeurs juifs et musulmans. « L’équipe tunisienne était composée pour moitié de juifs, et pour moitié de musulmans. Nous nous entendions très bien. Un ami, Belkodja, élève à l’INS, a insisté pour jouer dans l'équipe L’Alliance que j'entrainais et qui était composée uniquement de sportifs juifs.
Quelques années plus tard, L’Alliance n’avait pratiquement plus de volleyeurs en raison de l’émigration juive. J’ai alors joué dans l’équipe de cet ami, L’Espérance, composée de sportifs musulmans qui me respectaient.
Il n'y avait aucun problème entre les clubs sportifs « européens » et « arabes ». Le club L'Alliance et L’Avenir musulman étaient les meilleurs du championnat de volley-ball. Nos deux clubs fournissaient la majorité des joueurs de l’équipe nationale. Nous avons souvent joué la finale de la Coupe. »
Formateur pour chômeurs. « L’Alliance a gagné la Coupe de volley-ball de la Tunisie, alors que l’Avenir musulman était favori. Cette victoire a suscité la colère du ministre tunisien des Sports qui pensait remettre la Coupe à un club sportif musulman.
Pour me « punir » - capitaine de l’équipe, j’avais reçu la Coupe de ses mains -, ce ministre m'a envoyé, durant les vacances de Noël, former durant huit jours de jeunes chômeurs, très pauvres, dans l'extrême sud tunisien ».
L’Alliance de Tunis. « A mon retour, j'ai été muté dans un collège de l’Alliance, dont les élèves ont gagné la Coupe juniors de volley-ball au championnat scolaire.
Une collégienne musulmane de 13-14 ans a gagné le championnat scolaire. Avec l’autorisation de son père, je l’ai inscrite dans une compétition locale où, en saut en hauteur, elle a remporté la coupe dans sa catégorie. »
Juriste et sportif. « Après la 4e année d’enseignement à l’Alliance, j'ai été invité à enseigner à l'INS la natation, le volley ball et le français aux futurs maîtres d’éducation physique.
Pendant que j'enseignais 18h/semaine, j'ai étudié à la faculté de Droit de Tunis dont j’ai obtenu une licence vers 1969.
Je me suis alors rendu en France. En renouvelant mes papiers à la Préfecture, j’ai été informé que j’étais français car ma mère avait la nationalité française ; ce qui m’a ouvert des horizons professionnels. Stagiaire dans une compagnie d’assurance, j’ai été titularisé.
Durant ma carrière professionnelle, j’ai été promu cadre, j’ai fait du syndicalisme, j’ai été secrétaire du Comité d’entreprise. En plus, j'ai entrainé au volley ball l’équipe de la BNP Hommes et Femmes (« Championnat travailliste ») et je jouais dans un club de Malakoff. »
Souvenir d’Albert Boukobza, benjamin de la fratrie
« Claude avait un entraineur juif tunisien communiste, un voisin qui l’avait un peu influencé politiquement. Lors d’une réunion familiale à son retour d’une tournée sportive, Claude nous avait raconté avoir rencontré en Pologne, alors sous l’emprise de l’Union soviétique, des juifs qui souhaitaient émigrer en Israël. A l’époque, les autorités polonaises interdisaient leur aliyah.
Claude veillait à avoir une alimentation équilibrée. L’été, il nous conseillait de manger au petit-déjeuner des légumes. Mais, avant d’aller à la plage, mon frère Pinhas et moi préférions nous alimenter avec du sorgho, des beignets au miel... »
Articles de presse : © DR
Le Sport, Lundi 5 novembre 1962, n° 175, 6e année
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