« Semaine Sainte » (Săptămâna Mare ; Holy Week) est un film roumano-suisse du réalisateur roumain Andrei Cohn, avec Doru Bem, Nicoleta Lefter, Ciprian Chiricheș, Mario Gheorghe Dinu, Ana Cioneta. Il est librement adapté de la nouvelle « O fǎclie de Paşti » (Un cierge de Pâques, 1889) de l’écrivain, poète et dramaturge roumain Ion Luca Caragiale (1852-1912). Dans un village roumain au début du XXe siècle, un aubergiste juif orthodoxe, à l’épouse enceinte et père d’un petit garçon, est épouvanté par les menaces d’un ouvrier agricole licencié dans les jours précédant la fête de Pâques célébrée par les villageois chrétiens orthodoxes dont certains expriment des stéréotypes antisémites... Sortie dans les salles françaises le 10 avril 2024.
« Je crois que la peur ne provient pas seulement de faits objectifs et que c’est là que naît le cercle vicieux de la haine »
Andrei Cohn
Né en 1972 à Bucarest (Roumanie), Andrei Cohn étudie aux Beaux-arts. Il débute sa carrière professionnelle comme scénariste et réalisateur de courts métrages : Before and After (2009), Mother of God on the Ground Floor (2010) et Family Picture.
En 2015, il réalise son premier long métrage Back Home, puis en 2019 Arest, présenté en première internationale lors de la 54e édition du Festival international du film de Karlovy Vary et primé aux festivals du film de Transylvanie et du Caire.
« Au début du XXe siècle, dans un petit village roumain, les tensions entre Leiba, un aubergiste juif marié à Sura et père d’Eli, et son employé chrétien Gheorghiță atteignent leur point de non-retour lorsque ce dernier, renvoyé à la suite d'un incident, promet de venir régler ses comptes la nuit de Pâques… »
« En adaptant un classique de la littérature roumaine, Andrei Cohn livre un thriller haletant, une étude implacable des mécanismes de la violence aux racines de l’antisémitisme, sur fond de "tolérance hostile" (comme le formulaient les politiciens de l’époque) entre les communautés juive et roumaine. »
« Tu ne te vengeras point » (Lévitique 19:18 ) est mis en exergue dans l’affiche du film. Le judaïsme s'avère au centre du film : il codifie les relations mari-femme, leur alimentation, leurs coutumes, leur apparence (port d'une perruque par l'épouse). Des clients de l'aubergiste juif véhiculent des stéréotypes visant les juifs et les juives, jusque dans leur intimité.
Un peu long, « Semaine Sainte » montre l’isolement de l’aubergiste juif qui ne peut compter que sur lui : la police ne le protège pas, les villageois semblent indifférents, voire envieux alors que leur situation sociale vaut celle de l'aubergiste. Le film fait éclater une violence sourde qui explose à l'ouverture et à la fin du film, et qui semble caractéristique de « la "tolérance hostile" (comme le formulaient les politiciens de l’époque) entre les communautés juive et roumaine ».
Selon le réalisateur, l’objectif de son film est « [de montrer comment] un juif devait naviguer sur les eaux hostiles et antisémites au début du XXe siècle, et de se demander si ce débat [sur l’antisémitisme] est encore pertinent aujourd’hui ». « Je n’ai pas essayé, ajoute-t-il, de corriger l’histoire de quelque manière que ce soit. Pour moi, ce n'est pas au cinéma de faire cela. » Interrogé sur l'éventuelle tentation de montrer la violence du conflit entre juifs et Roumains de manière explicite, le réalisateur explique : « Mon objectif n’était pas d’évoquer un certain événement de manière objective, mais plutôt de dépeindre les émotions ressenties par quelqu'un du fait de cet événement. J’étais plus intéressé par la violence perçue… »
L'ambigüité de certains personnages crée un certain malaise. Interrogé via l'attaché de presse, le réalisateur m'a répondu : « La contradiction logique, la fracture, entre les événements et le résultat, entre la cause et l'effet est une conséquence de la peur, de la pression constante. En termes simples, lorsque l'on est constamment acculé, sous pression, on ne peut pas prédire le résultat. Plus tard, nous considérerons que sa réaction est disproportionnée, mais nous ne pouvons tout simplement pas comprendre ce qui se passe dans l'âme de l'opprimé et à quoi cela peut conduire. Je crois que ce genre de situation ne relève pas de la dimension du contrôle logique. Nous pouvons l'appeler folie, mais je crois qu'elle mérite plus de mots... [L'aubergiste juif]n'aurait pas pu être arrêté par des arguments qui auraient pu arrêter quelqu'un dans des conditions de vie normales. Ses problèmes intérieurs sont plus importants que le combat contre Gheorghiță ».
« Aujourd’hui, hélas, une foule d’événements sans lien avec le cinéma prouvent que [l’antisémitisme] est encore d'actualité. Je pense que cela fait deux mille ans que l’antisémitisme est une constante. Il est devenu l’expression symbolique d’une hostilité de groupe contre l’étranger, l’autre. Aux gens de voir en quoi cette histoire, située au début du XXe siècle, a quelque chose à dire dans le contexte actuel, mais j’espère qu'elle va au-delà du spectre de l’antisémitisme. Nous vivons entourés par des étrangers, et nous sommes susceptibles de devenir un jour étranger à notre tour, dans un contexte ou un autre… Par ailleurs, j’évite tout discours généralisateur, car mon film évoque un cas très particulier. Toute lecture allant au-delà des éléments de l’intrigue ne peut que secondaire, et donc forcément subjective, comme chacun le sait. Ce qui m'intéresse, c'est avant tout d’interroger l'opinion générale à travers le caractère poignant de ce cas précis. Mon film se concentre sur la manière dont un individu, dans toute sa subjectivité, compose avec environnement hostile et ce que j’espère, si ses réactions sont crédibles dans le contexte de l’histoire, c'est soulever des doutes sur les opinions trop rigides ou trop générales, qu'elles penchent d'un côté ou de l'autre », a confié Andrei Cohn.
Des conversations entre villageois roumains révèlent le poids de la mémoire collective, qui se souvient de l’influence ottomane.
Le tournage s’est effectué dans un village du comté de Constanţa baigné par une lumière froide, caractérisé par un ciel bas et lourd de nuages. Alliée au rythme lent, rompu par l'irruption de violences, la lumière du film contribue à l'aspect pictural de certaines scènes filmées.
Note d’intention d’Andrei Cohn
« L'histoire se déroule au début du XXe siècle, juste avant les deux plus grands cauchemars de l'histoire moderne : le fascisme et le bolchevisme. Il s'agit d'une adaptation libre d'un court roman écrit par Ion Luca Cargiale, l'écrivain roumain qui nous comprend le mieux.
Personnellement, étant profondément amoureux des gens, ma principale question lorsque je fais des films est : " Comment cela se fait-il ? " Dans ce cas, il s'agit de l'acte de tuer.
Semaine sainte explore divers thèmes, parfois intentionnellement, parfois non, mais il parle sur tout de ce cercle vicieux de la haine que nous ne savons comment briser. Il réfléchit à cette propagation du mal.
Les réponses que je cherche n’entrent pas en concurrence avec l'histoire. Je ne souhaite pas rétablir l’histoire, trouver des coupables ou créer une parabole ; je ne pense même pas que ce soit la tâche du cinéma de faire une telle chose. Je regarde plutôt avec émotion comment les gens font face à la vie d'un point de vue existentialiste. Je pense que le regard empathique propre au cinéma, dans ce film, peut faire revivre la veille d'un pogrom, le moment où quelqu'un - avant l’internet, la télévision ou la photographie en couleur - prend la décision de partir pour un endroit dont il sait seulement que "le lait et le miel" sont censés y couler, ou dépeindre le passage de la peur de la mort à l'intention meurtrière.
J'espère seulement éveiller les doutes et laisser les gens formuler librement leurs propres questions...
« Mon personnage principal est acculé dans un espace où il devient incapable de distinguer les menaces réelles et imaginaires ».
Entretien avec Andrei Cohn
par Barbara Wurm & Irina Bondas
pour Berlinale Forum
Entretien réalisé en décembre 2023
« Semaine sainte" est votre troisième long-métrage après "Back Home" en 2015 puis "Arest" en 2019 qui s’intéressait à la Securitate dans la Roumanie des années 1980.
Ces deux derniers films portaient sur la notion du Mal et font partie d’un projet plus large. Arest parlait du communisme bien que je ne sois pas porté sur les “films politiques”. Mais le communisme y est une toile de fond et l’histoire raconte plutôt comment s’accommoder de cette toile de fond. Semaine sainte est un autre terrible chapitre de notre passé. Leiba, le personnage principal, tâche de faire face dans un contexte de relations tendues entre les Juifs et le reste de la communauté.
Si le film prend place à une date imprécise au début du XXe siècle, c’est bien juste avant les horreurs qui allaient se matérialiser : l’Holocauste, le bolchévisme et tout le reste.
Qu’est-ce qui vous a conduit à cette nouvelle de Caragiale, "Un Cierge de Pâques", et quel a été, pour vous, le déclencheur de l’écriture et de la réalisation du film ?
Caragiale est un des écrivains roumains les plus célèbres et, à mon avis, celui qui nous comprend et nous aime le mieux. On lit ses romans à l’école mais, en tant que Juif, j’ai été particulièrement marqué par Un Cierge de Pâques. Cette histoire d’un homme qui cherche à tout prix à reprendre le contrôle de son environnement m’a longtemps suivi. J’avais l’idée de réaliser trois films autour de l’acte meurtrier, où la peur et la manière de l’appréhender se trouvent au centre du récit. Mais Semaine sainte est une adaptation très libre de la nouvelle de Caragiale dont la fin était bien différente, de même que le message du film. En tout cas, la réalisation n’a pas été motivée par des causes extérieures à moi - même bien qu’on puisse malheureusement penser le contraire aujourd’hui…
Caragiale est considéré comme un précurseur d’Ionesco et du Théâtre de l’Absurde. Son humour a-t-il joué un rôle dans votre film ?
Je crois fermement que ce qui est dramatique ne s’accompagne nécessairement d’un temps pluvieux et de noir et blanc. Pour être aussi réaliste que possible, l’humour est une condition à l’émergence du drame. En ce sens, je travaille toujours avec. S’agissant des changements, le plus notable est la fin : dans la nouvelle, le personnage principal devenait fou et ce n’est pas ce que je voulais pour le film. Je ne souhaitais sur tout pas qu’il puisse avoir l’air de tirer plaisir du mal qu’il fait. C’est d’ailleurs le point de départ de ma réflexion sur le film.
Vous disiez qu’il est de lier le film aux événements actuels. La signification du film a-t-elle changé à vos yeux à la lumière du 7 octobre 2023 et du conflit en cours ?
Évidemment, on ne peut échapper aux aspects tristement actuels de cette histoire et donc à certaines lectures et interprétations qui sont très éloignées de mon intention première. Je fais des films par amour des hommes et j’ai conçu celui-ci en pensant à des individus précis et, en particulier, à un aubergiste juif qui se trouve propulsé dans l’engrenage du mal et de la peur. C’est avant tout l’histoire de cet implacable cercle vicieux de la haine que personne ne sait briser. Il ne s’agit pas d’antisémitisme ou de sionisme en Roumanie, je laisse ça aux historiens et aux politiciens. Il s’agit avant tout de comment les individus affrontent l’Histoire. Le reste constitue un contexte qui conditionne leur décisions et leur capacité à tracer leur propre chemin. C’est également ce contexte qui façonne le rapport de Leiba et de sa famille à leur judéité : ils ressemblent plus au reste de la communauté qu’ils n’en diffèrent. On a l’habitude de cette image stéréotypée du Juif en noir, confiné dans un quartier d’une ville. Ici, c’est un Juif de la campagne, un paysan. C’était important pour moi de jouer avec la représentation, l’apparence : la femme de Leiba est rasée en privé mais, au dehors, elle ressemble à n’importe quelle femme, elle parle le même langage, travaille de la même manière. Leiba ne revendique que timidement sa judéité et son cadre de vie agit comme un agent d’assimilation.
La manière dont le film reste toujours sur ce fil tendu de l’ambivalence, en particulier pour Leiba, est remarquable. Cependant, il faut, comme vous venez de le dire, prendre en compte l’environnement et le contexte historique qui pèse lourdement sur les personnages. Pour vous, qu’est-ce qui prime : l’individu ou son cadre de vie ?
De manière générale, je crois que ce que nous sommes prime, c’est-à-dire ni bon ni mauvais, ni brave ni lâche, simplement à la recherche de la meilleure manière de mener notre existence.
Je me suis beaucoup renseigné sur le contexte historique du film et la vision que j’en donne est assez douce en comparaison de la violence de l’époque. Mais il me fallait atténuer cet aspect pour m’intéresser à cette peur aussi bien créée par l’environnement de Leiba que par Leiba lui-même. Je crois que la peur ne provient pas seulement de faits objectifs et que c’est là que naît ce cercle vicieux de la haine dont je parlais. Cette peur irrationnelle, à partir du moment où elle est accueillie, resserre son étau de jour en jour de sorte à ce qu’on ne puisse discerner le réel du fictif, du subjectif. Je ne saurais dire si la paranoïa de Leiba est fondée sur de vrais ou de faux prétextes.
Il est effectivement ambivalent. Les individus et événements qu’il a à gérer sont ambivalents. Tout est ambivalent sauf le titre, Semaine sainte : c’est effectivement le récit d’une semaine, qui se déroule le temps de celle-ci et se clôt lorsqu’elle se termine. Leiba ne peut discerner s’il a affaire à des chimères qu’il se crée ou à la véritable menace de vraies personnes qui voudraient tuer sa famille. Mais la pression exercée par la peur a souvent un effet plus grand encore que n’en a la réalité. Et lorsque des choses terribles se produisent, on finit par trouver des justifications qui ne sont pas toujours satisfaisantes.
Vous avez recours à de nombreux plans longs qui saisissent le paysage, ce village prototypique et les personnages qui le peuplent. Comment avez-vous choisi ce lieu ? Est-ce un endroit qu’on pourrait trouver n’importe où ?
J’étais à la recherche de deux choses : il fallait un décor qui ait un aspect primitif, brut, mais qui soit aussi beau car il me fallait véhiculer l’idée que la Terre est en réalité un endroit idyllique dans lequel nous commettons nos méfaits. Il m’était nécessaire que des choses terribles prennent place sur cette belle toile de fond car la nature n’est coupable de rien. J’ai beaucoup pensé à la peinture académique roumaine qui a toujours cherché à montrer la beauté de notre pays. J’ai toujours pensé que si ces tableaux avaient une bande-son, nous y entendrions des choses affreuses. Ce n’est d’ailleurs pas un paysage si typiquement roumain, des membres de l’équipe ont dit qu’il leur évoquait plutôt la Grèce.
Comment vous-êtes vous documenté ? Ce film procède-t-il de votre propre relation à l’Histoire ?
C’est plutôt la conséquence de mes intuitions relativement à tout ce que j’ai pu lire. J’ai aussi essayé de me projeter dans la situation du film qui a plus en commun avec moi qu’avec l’Histoire qui parle le plus souvent de grands moments que de la vie quotidienne. Ce n’est pas facile d’obtenir des informations sur le quotidien de cette communauté à l’époque.
Et lorsqu’on trouve quelque chose, on est immédiatement confronté à de grands accès de violence. Or, je ne voulais pas me focaliser sur cette violence que tout le monde connaît déjà.
Je préférais me pencher sur cette pression exercée sur le long terme, qui se resserre avec le temps et qui peut transformer un individu en une personne toute autre. Certains auront peut-être du mal à trouver comment s’approprier cette histoire mais j’espère éveiller des doutes auxquels je ne peux cependant pas offrir de réponses…
La structure dramatique du film est une de ses grandes forces. Comment en avez-vous développé le rythme et qu’est-ce qui a été déterminant dans la construction des scènes ?
C’est avant tout et bien sûr une question de montage. La première version du film était bien plus longue et adoptait la logique et la structure d’un roman, d’un thriller, mais ce n’était pas, en fin de compte, ce que je voulais. Dans cette version, l’escalade de la peur primait mais j’ai décidé qu’il fallait plutôt que Leiba soit dès le départ sous le coup de cette peur, ce qui permettait de s’éloigner d’une énième histoire triviale d’un homme qui devient fou à la suite de divers incidents. De plus, c’était bien plus en phase avec la réalité des Juifs qui vivaient constamment sous pression. Les événements qui y sont racontés ne constituent peut-être pas même un événement extraordinaire, peut-être seulement un surgissement ordinaire de la violence. Leiba aurait peut-être dû réagir avant. Mon choix de rajeunir le personnage de Gheorghe a permis d’entretenir l’ambiguïté : il apparaît de fait comme plus “innocent”, il demeure une possibilité qu’il ne soit pas mauvais par nature. Mon objectif a été de maintenir cette ambiguïté du film sur toute sa durée. »
« Semaine Sainte » d’Andrei Cohn
Roumanie / Suisse, 2024, 133 min, vostf
Version originale roumaine
Production : Mandragora, Bord Cadre films
Producteur : Anca Puiu (Mandragora)
Coproducteur : Dan Wechsler
Distributeur : Shellac Distribution
Scénario : Andrei Cohn
Image : Andrei Butica
Montage : Andrei Iancu
Décors : Cristian Niculescu
Costumes : Viorica Petrovici
Avec Doru Bem, Nicoleta Lefter, Ciprian Chiricheș, Mario Gheorghe Dinu, Ana Cioneta
Visuels : © Shellac
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Les citations proviennent du dossier de presse.
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