Né en Lettonie (alors dans l'empire russe), Mark Rothko (1903-1970) était un peintre juif américain qui a évolué du figuratif, du surréalisme, vers l'abstraction. Il est devenu célèbre pour ses œuvres picturales composées à partir des années 1950 de surfaces rectangulaires souvent bi-chromatiques. La Fondation Louis Vuitton présente une rétrospective de Mark Rothko (1903-1970). Les éditions Les Provinciales ont publié "Rothko peintre mystique" par Ghislain Chaufour.
Les éditions Les Provinciales ont publié "Rothko peintre mystique" par Ghislain Chaufour (64 pages, 12 €).
« Je suis devenu peintre car je voulais élever la peinture pour qu’elle soit aussi poignante que la musique et la poésie. »
« Maintenant j’étais fixé, l’objet nuisait à mes tableaux. »
Mark Rothko
« Qu’est-ce qu’un sujet pictural non emprunté à la nature ? »
Ghislain Chaufour
"Dans un monde à présent saturé d’images, encombré d’émotions fugitives parfaitement orchestrées et dans lesquelles le silence de la vie intérieure a presque été complètement englouti, cette ambition à la fois démesurée et dérisoire de Mark Rothko (1903-1970) est devenue difficile à comprendre : la peinture (comme la littérature, d’ailleurs) ne faisant presque plus partie des préoccupations de la société, elle subsiste enfouie dans les musées ou négociée par les grandes entreprises de mécénat, comme un trésor somptueux du passé."
"Seuls quelques géants comme Rothko ou Soulages rappellent l’aboutissement ambigu de l’art de peindre au XXe siècle que deux millénaires de christianisme auront libéré et exalté en bénissant les noces du Dieu invisible avec la chair humaine au point de presque représenter l’Infini dans le réceptacle ordinaire de l’individuation, tombeau de sa « transdescendance... »
"À l’inverse des concepteurs bricolant aujourd’hui des installations éphémères Mark Rothko a peu discouru sur son art et s’est seulement efforcé de l’exercer. C’est pourquoi « l’herméneute parle en son nom, s’engage en une réponse et responsabilité achevée en une œuvre d’hommage, d’intelligence et de louange… » La voici. C’est le mérite de Ghislain Chaufour de suivre son admiration pour le maître, l’émotion personnelle provoquée par son art et l’injonction à lui répondre pour situer exactement l’ambition du peintre au sommet d’une construction métaphysique et poétique rigoureuse : « La peinture “abstraite”, non-figurative, serait-elle semblable à la poésie “pure”, dont on a dit que l’on ne doit pas chercher à la comprendre, qu’elle se goûte seulement musicalement et magiquement ? » Eh bien non, va-t-il loyalement tenter de montrer, dans la grande tradition interprétative de l’Occident mais avec la véhémence, la révérence et la délicatesse d’une admiration infinie. « L’art de Rothko, après avoir été expressionniste, appartient (à partir de 1949) à l’abstraction mystique la mieux voyante. »
"Cette monographie se passe de reproductions, sa classification, son analyse ne se substitueront pas à la rencontre de l’œuvre et à une authentique contemplation, mais comme les cailloux du petit Poucet, elles permettront d’en retrouver la trace à chaque rétrospective ou devant chaque réel tableau."
Né en 1950, essayiste et romancier, éditeur et traducteur, collaborateur de la NRF pendant une dizaine d’années (critique littéraire et philosophie), puis d’autres revues (La Revue littéraire, brièvement dirigée par Richard Millet, etc.), Ghislain Chaufour a publié des récits et des essais de critique littéraire, notamment « Cinq pièces faciles » pour un Francis Ponge (Le Temps qu’il fait, 1990) ; Candide antérot. Voltaire commenté à partir des vingt-six « images à Candide » de Paul Klee (Les provinciales, 2009) ; Paris-Jérusalem. Un itinéraire spirituel. Entretiens avec Augustin Czartorisky (Les provinciales, 2014) ; et l’incomparable Traité d’harmonie littéraire (Les provinciales, 2021).
Rétrospective
« Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales... »
Mark Rothko
« Première rétrospective en France consacrée à Mark Rothko (1903-1970) depuis celle du musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1999, l’exposition présentée à la Fondation Louis Vuitton à partir du 18 octobre 2023 réunit environ 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales, notamment la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Se déployant dans la totalité des espaces de la Fondation, selon un parcours chronologique, elle retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste depuis ses premières peintures figuratives jusqu’à l’abstraction qui définit aujourd’hui son œuvre. »
« L’exposition s’ouvre sur des scènes intimistes et des paysages urbains - telles les scènes du métro new-yorkais - qui dominent dans les années 1930, avant de céder la place à un répertoire inspiré des mythes antiques et du surréalisme à travers lesquels s’exprime, pendant la guerre, la dimension tragique de la condition humaine. »
« À partir de 1946, Rothko opère un tournant décisif vers l’abstraction dont la première phase est celle des Multiformes, où des masses chromatiques en suspension tendent à s’équilibrer. Progressivement, leur nombre diminue et l’organisation spatiale de sa peinture évolue rapidement vers ses œuvres dites « classiques » des années 1950 où se superposent des formes rectangulaires suivant un rythme binaire ou ternaire, caractérisées par des tons jaunes, rouges, ocre, orange, mais aussi bleus, blancs... »
« En 1958, Rothko reçoit la commande d’un ensemble de peintures murales destinées au restaurant Four Seasons conçu par Philip Johnson pour le Seagram Building - dont Ludwig Mies van der Rohe dirige la construction à New York. Rothko renonce finalement à livrer la commande et conserve l’intégralité de la série. Onze ans plus tard, en 1969, l’artiste fera don à la Tate de neuf de ces peintures qui se distinguent des précédentes par leurs teintes d’un rouge profond, constituant une salle exclusivement dédiée à son travail au sein des collections. Cet ensemble est présenté exceptionnellement dans l’exposition. »
« En 1960, la Phillips Collection consacre au peintre une salle permanente, la première « Rothko Room », étroitement conçue avec lui, qui est également présentée ici. »
« L’année suivante, le MoMA organisera la première rétrospective de son oeuvre qui voyagera dans plusieurs villes européennes (Londres, Bâle, Amsterdam, Bruxelles, Rome, Paris). Au cours des années 1960, il répond à de nouvelles commandes, dont la principale est la chapelle voulue par Jean et Dominique de Menil à Houston, inaugurée en 1971 sous le nom de Rothko Chapel. »
« Si depuis la fin des années 1950, Rothko privilégie des tonalités plus sombres, des contrastes sourds, l’artiste n’a pourtant jamais complètement abandonné sa palette de couleurs vives, comme en témoignent plusieurs toiles de 1967 et le tout dernier tableau rouge demeuré inachevé dans son atelier. Même la série des Black and Grey de 1969-1970 ne peut mener à une interprétation simpliste de l’oeuvre associant le gris et le noir à la dépression et au suicide. »
« Ces œuvres sont réunies dans la plus haute salle du bâtiment de Frank Gehry aux côtés des grandes figures d’Alberto Giacometti, créant un environnement proche de ce que Rothko avait imaginé pour répondre à une commande de l’UNESCO restée sans lendemain. »
« La permanence du questionnement de Rothko, sa volonté d’un dialogue sans mots avec le spectateur, son refus d’être vu comme un « coloriste », autorisent à travers cette exposition une lecture renouvelée de son oeuvre - dans sa vraie pluralité. »
Le commissariat est assuré par Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses.
Bernard Arnault, Président de la Fondation Louis Vuitton, a écrit :
« L’exposition à la Fondation Louis Vuitton, cet automne 2023, d’un ensemble aussi large et complet représentatif de l’oeuvre de Mark Rothko répond à un désir personnel affirmé de longue date. Mark Rothko est l’un de mes artistes préférés. Il est encore trop peu connu et célébré en France et en Europe.Aussi ai-je voulu que la Fondation Louis Vuitton répare cette injustice et comble cette regrettable lacune, en grande partie expliquée par sa présence trop rare dans nos collections et nos musées.Je tiens à exprimer toute ma gratitude à ceux qui ont œuvré a la réalisation du projet complexe et ambitieux de cette exposition. Le résultat, spectaculaire, que nous contemplons aujourd’hui répond à ce double enjeu de connaissance-reconnaissance face à une oeuvre si riche où l’esthétique et l’existentiel le disputent au mystique.Je sais que Rothko était d’une exigence, d’une précision extrêmes dans la conception et dans l’invention, jusque dans l’apparente simplicité des formes qu’il assemble sur la toile. Si les formes elles-mêmes nous paraissent simples - au point que nous y voyons souvent des rectangles ou des bandes -, les couleurs sont élaborées avec une science extraordinaire. La couleur, cependant, semble lui avoir moins importé que les accords qui se créent entre les teintes. Rothko avait un sens profond de la musique.Quand, dans une peinture abstraite de Rothko, sans aucune référence figurative, telle ou telle couleur nous rappelle une autre de ses œuvres, j’ai remarqué qu’il suffit de les voir rassemblées dans une même salle pour réaliser à quel point les deux diffèrent. Chacune d’entre elles est absolument unique et représente pour lui, chaque fois, une expérience entièrement neuve. Toutes se suivent et se répondent, dans un appétit constant de création, dans une urgence et une intensité de l’instant qui n’ont d’égal que l’expérience dont sont familiers - je reviens au champ musical - tous les grands interprètes et les grands compositeurs.La fréquentation des musées, aux Etats-Unis bien sûr, mais aussi plus exceptionnellement en Europe, permet de se faire une idée de ce qu’est la peinture de Rothko, mais rarement de l’oeuvre dans son ensemble. Que ce soit à New York, à Washington et dans de nombreuses villes d’Amérique du Nord, à Londres comme à Bâle, tous ceux qui ont pu voir des œuvres de Rothko, là où elles sont conservées, ont pu éprouver devant elles cette impression ou ce sentiment qui s’inscrit de façon durable dans nos mémoires. Mais seule une rétrospective pouvait permettre de suivre le peintre pas à pas, de voir comment les œuvres interagissent, comment elles s’assemblent et se répondent quand résonne la seule musique du peintre.Rothko a compris que ses œuvres créeraient leur espace propre. Il lui fallait une architecture qui lui corresponde - et celle que Frank Gehry a imaginée pour la Fondation Louis Vuitton ne devait-elle pas, un jour, se confronter à une telle oeuvre dans son ensemble ? Plusieurs fois, déjà, il lui fallut imaginer le devenir de ses peintures dans des édifices bâtis de son vivant par deux des plus grands architectes du XXe siècle : Ludwig Mies van der Rohe et Philip Johnson, au sein du Seagram Building, puis le même Philip Johnson pour la Chapelle imaginée par Dominique et John de Menil à Houston.La Chapelle Rothko, restaurée depuis peu, bénéficie aujourd’hui du mécénat et de l’engagement de LVMH. Nous en sommes fiers. Au-delà de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton, nous entendons manifester ainsi un attachement profond et durable à l’oeuvre de Rothko, de même qu’à la mission que se sont donnée, autour de Christopher, le fils de Mark Rothko, tous ceux qui veillent à la préservation de la Rothko Chapel et au développement des activités artistiques et scientifiques dont elle est le cœur.Pour que la Fondation Louis Vuitton puisse proposer au public une telle rétrospective, il a fallu rassembler l’énergie et la compétence de tous au sein de son équipe. Cette exposition réclamait une expérience intime de l’oeuvre de Rothko et des conditions de sa présentation. La directrice artistique de notre Fondation, Suzanne Pagé, avait su faire venir en 1999 des œuvres de Rothko au musée d’Art moderne de la Ville de Paris qu’elle dirigeait alors et Christopher Rothko rappelle volontiers quelle expérience fondatrice cette exposition a été pour lui. Sans les liens noués avec les directeurs des plus grands musées internationaux, le projet d’une telle exposition à la Fondation aujourd’hui n’aurait donc pu se réaliser. Je veux aussi ici remercier Christopher Rothko, qui s’est engagé avec une force et un enthousiasme irremplaçables pour la réussite éclatante de notre projet. Ainsi toute l’équipe de l’exposition, constituée au cours des quatre années qu’a demandées sa préparation, fut unie par la même foi en une entreprise qui n’eut que peu d’exemples : rassembler autant de peintures qu’il le fallait pour que chacun puisse éprouver l’ampleur et la diversité d’une oeuvre aussi particulière. »Ces peintures peuvent aujourd’hui nous être présentées grâce à la générosité des prêteurs, que nous ne remercierons jamais assez. Plusieurs, tel le MoMA à New York, sont désormais des partenaires réguliers de la Fondation Louis Vuitton, ou encore la Tate Modern à Londres, qui a bien voulu nous confier l’ensemble des Seagram Murals, ou encore la Phillips Collection à Washington, qui, elle aussi, a accepté que soient exposées à la Fondation trois des œuvres que Duncan Phillips avait su réunir. Enfin, nous nous honorons de pouvoir offrir à la contemplation du public les très nombreuses œuvres que nous prêtent la National Gallery of Art à Washington, ainsi que Kate Rothko Prizel et Christopher Rothko. »
Parcours de l’exposition
MARK ROTHKO
« Figure majeure de la peinture américaine du XXe siècle associée aux artistes de l’Expressionnisme abstrait, Mark Rothko s’est imposé par une singularité paradoxale : exprimer « les émotions humaines fondamentales » à travers la seule abstraction. Celle-ci a trouvé avec lui une dimension insoupçonnée la rendant intemporelle et universelle pour figurer « le drame humain ».
« Né Marcus Rotkovitch en 1903 à Dvinsk dans l’Empire russe, aujourd’hui Lettonie, au coeur d’une famille juive cultivée et libérale, il fréquente une école talmudique. À dix ans, il émigre avec sa famille à Portland, aux États-Unis. Brillant élève, il intègre Yale qu’il quitte en 1923 pour s’installer à New York. Là, il découvre fortuitement sa vocation et intègre l’Art Students League dont il devient membre jusqu’en 1930. Naturalisé américain en 1938, il prend deux ans plus tard le nom de Mark Rothko. »
« Si les oeuvres abstraites dites « classiques » (1950-1970), devenues iconiques, forment le coeur de l’exposition, le parcours, globalement chronologique, commence dans les années 1930 avec un ensemble de peintures figuratives. »
« À l’entrée, symptomatique, le seul autoportrait du peintre, comme retranché dans une vision intérieure. »
« Au début des années 1940, estimant avoir échoué à représenter la figure humaine « sans la mutiler », il cesse de peindre et se consacre à la rédaction d’un manuscrit, The Artist’s Reality (titre posthume), avant d’explorer de nouvelles formes picturales. Face au contexte international dramatique son oeuvre évolue. Il se pose, avec d’autres peintres - Gottlieb, Newman... -, la question du sujet en art, avec l’ambition d’inventer de nouveaux mythes fondateurs. Ainsi apparaissent des peintures inspirées de ses lectures de Nietzsche et d’Eschyle mettant en scène des héros archaïsants déformés et dédoublés, monstres hybrides croisant bientôt un certain fantastique d’influence surréaliste, Galerie 1. »
« Dans les années 1946-1948 s’opère l’évolution décisive vers l’abstraction avec les peintures dites « Multiformes », où les champs colorés d’abord envahis d’éléments organiques tendent vers une composition plus structurée, Galerie 2. »
« Au tournant des années 1940-1950 apparaissent les toiles « classiques » pleinement abstraites, caractéristiques de Rothko. S’y étagent selon deux ou trois registres des formes rectangulaires aux contours indéfinis et aux couleurs irradiantes. Une touche atmosphérique imprègne tout l’espace de la toile et au-delà. Les formats s’agrandissent, produisant un effet immersif sur le regardeur captif qui s’y abîme dans une délectation toute sensorielle, Galerie 4 et Galerie 7. »
« Dès la fin des années 1950, sa palette s’assombrit, conférant une nouvelle gravité et un caractère plus méditatif - ainsi des Seagrams Murals, Galerie 5 et des Blackforms, Galerie 6. »
« Les œuvres des années 1960 marquent l’apogée de la période classique par leur format et la complexité des accords chromatiques, Galerie 9.
« Dans une gamme plus austère, la série Black and Gray, présentée avec Giacometti, se distingue par sa retenue et une certaine sévérité, Galerie 10. Cependant, Rothko n’abandonne pas les couleurs vives, Galerie 11. »
« Évoquée en fin de parcours, la chapelle Rothko de Houston, qui mobilisera l’artiste à partir de 1964, constitue un aboutissement « bien au-delà de ce [qu’il croyait] possible ». »
Galerie 1
SCÈNES URBAINES, MÉTRO ET PORTRAITS
« De ses débuts à 1940, Mark Rothko développe une oeuvre figurative prenant pour sujet la figure humaine. Il représente des personnages anonymes - nus, portraits, scènes domestiques et urbaines. Sa touche expressionniste évolue sous l’influence de peintres particulièrement admirés, Milton Avery et Henri Matisse. Il éprouve la plasticité des figures jusqu’aux limites de la représentation, tendant vers toujours plus de simplification et de réduction des formes. À la fin des années 1930, estimant avoir échoué à représenter la figure humaine, Rothko abandonne la figuration. Il cesse alors de peindre et se consacre à l’écriture d’un texte théorique sur la peinture, The Artist’s Reality. »
MYTHOLOGIE ET NÉO-SURRÉALISME
« Dans le contexte tragique du début des années 1940, Rothko reprend la peinture et, avec ses amis Adolph Gottlieb et Barnett Newman, cherche à inventer un « mythe contemporain ». Puisant dans les mythologies antiques et dans certaines formes totémiques, il tente d’élaborer un langage universel en réponse à la barbarie. Son vocabulaire se peuple d’éléments biomorphiques au contact du surréalisme - dont les artistes américains sont devenus familiers depuis l’exposition du MoMA en 1936, « Fantastic Art, Dada and Surrealism » et l’exil de ses principaux représentants à New York. Peggy Guggenheim promeut cette nouvelle esthétique dans sa galerie Art of This Century où Rothko expose pour la première fois en 1944. »
Galerie 2
MULTIFORMES ET DÉBUT DES OEUVRES DITES « CLASSIQUES »
« À la fin de 1946, s’ouvre pour Rothko une phase de plus en plus abstraite avec les « Multiformes ».
« Si les premières compositions restent denses et organiques, à partir de 1948, elles se caractérisent par une structure plus définie, des couches plus fines et des formats verticaux qui s’agrandissent. »
« Rothko abandonne les titres descriptifs pour une numérotation des oeuvres. Dès 1949, apparaît sa composition caractéristique aux rectangles superposés, dans une palette lumineuse et translucide. »
Galerie 4
LES ANNÉES 1950
« Au début des années 1950, la peinture de Rothko se fait immédiatement identifiable : deux ou trois formes rectangulaires et colorées se superposent, jouant d’une infinité de tons et de valeurs, créant la vibration si caractéristique de ses oeuvres. La touche atmosphérique donne à la toile une qualité mystérieuse, quasi magique. Derrière la couleur, c’est la lumière que l’artiste dit rechercher. »
« Les formats s’agrandissent encore, jusqu’à envelopper le spectateur. Rothko est bien conscient de l’emprise sensuelle de sa peinture, mais il refuse la qualification de « coloriste » tout comme il réfute la sérénité apparente de son oeuvre : « J’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface ».
Galerie 5
SEAGRAM MURALS
« À partir de 1956 les couleurs s’assombrissent et les formats évoluent, comme en témoignent les trois ensembles réunis à ce niveau :
- en préambule, cinq œuvres de 1956 à 1958 qui par leur structure et leur palette annoncent les Seagram Murals, 1958-1959, dont le No. 9 (White and Black on Wine), 1958 étant le tout premier de la série.
- La « Rothko Room » de la Tate est ensuite présentée en totalité, avec ses neuf Seagram Murals.
- Le parcours se poursuit dans la salle suivante avec les Blackforms, 1964-1967. »
« En juin 1958, Rothko accepte la commande d’une série de peintures murales destinées au restaurant conçu par l’architecte Philip Johnson pour le nouveau gratte-ciel de Mies van der Rohe, le Seagram Building. Rothko s’enthousiasme à l’idée d’avoir la maîtrise totale d’un lieu où il cherche à créer une oeuvre indissociable de l’architecture. »
« Dans un nouvel atelier il installe un échafaudage aux dimensions de la salle du restaurant. Quelque trente œuvres seront ainsi réalisées. Rothko restreint sa palette à deux couleurs dans chaque panneau et privilégie les formats horizontaux ; modifiant sa composition, il passe d’une forme fermée à ouverte, dont les horizontales et les verticales peuvent suggérer une fenêtre ou un portail. Notons que les tableaux devaient être placés suffisamment haut pour rester visibles derrière les convives. »
« En décembre 1959, réalisant que le lieu ne correspond nullement à l’esprit du projet qu’il avait conçu, l’artiste résilie le contrat. Dix ans plus tard, il sélectionne neuf de ces panneaux et en fait don à la Tate, sensible à l’idée d’une proximité avec l’oeuvre de Turner qu’il admire. Les œuvres arrivent à Londres le jour de sa mort et sont exposées dans la « Rothko Room ». Leur présentation ici, dans le respect des directives données par l’artiste, est une occasion exceptionnelle de voir cet ensemble en dehors du Royaume-Uni. »
Galerie 6
BLACKFORMS
« Au cours de l’année 1964 dans la lignée des Seagram Murals, l’artiste expérimente la capacité de panneaux sombres à la limite de la monochromie à générer leur propre lumière. Mêlant au noir des bruns, des rouges et du violet, ces tableaux connus sous le nom de Blackforms exigent l’accoutumance de l’oeil avant de se révéler pleinement au regard. Ils coïncident avec le début de la réflexion de Rothko pour la Chapelle de Houston, à laquelle il se consacrera jusqu’à la fin des années 1960. »
Galerie 7
LA « ROTHKO ROOM » DE LA PHILLIPS COLLECTION
« Emblématiques de la période classique - couleurs vibrantes et effet de sfumato d’où émergent deux rectangles distincts -, les trois peintures réunies ici proviennent de la Phillips Collection (Washington, DC) où elles sont présentées ensemble dans un espace dédié, la « Rothko Room ». Les dimensions étroites du lieu convenaient à l’artiste qui souhaitait un accrochage des œuvres proche du sol, et un éclairage tamisé. Il fit ajouter un simple banc, incitant ainsi à la contemplation. Inaugurée en 1960, la « Rothko Room » est la première salle consacrée à Rothko dans un musée et la seule ouverte au public de son vivant. Elle suscitait chez Duncan Phillips, fondateur de la Phillips Collection, une sensation de « bien-être soudain assombri par un nuage ».
Galerie 9
LES ANNÉES 1960
« Au cours des années 1960, Rothko poursuit la réalisation de tableaux individuels. Chacun d’eux propose au spectateur à travers un « état d’intimité » une expérience immersive. Co-créateur comme le souhaite Rothko, le visiteur doit « prendre le risque » et « entreprendre le voyage [sauf à] passer réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau ». Comme toujours chez l’artiste, les couleurs en sont le vecteur. Elles se sont alors assourdies et densifiées, les rouges, les noirs et les marron prenant une importance croissante. Associés à des bleus profonds, ils créent un contraste renforçant l’incandescence et accentuent la luminosité de l’oeuvre. »
Galerie 10
BLACK AND GRAY, GIACOMETTI
« La série des Black and Gray, 1969-1970, se distingue par une composition nouvelle en deux parties bien définies, séparées par une ligne continue : un rectangle noir dans la zone supérieure et un rectangle gris/beige dans la zone inférieure. Chaque peinture, sauf une, est entourée d’une bordure blanche tracée à l’aide d’un ruban adhésif enfermant les deux rectangles. Ici on regarde l’oeuvre plus qu’on n’y pénètre. Rothko utilise de l’acrylique, employée auparavant seulement dans ses œuvres sur papier de 1967-1968. Marqués par une certaine sévérité, ces tableaux ont trop souvent été rapportés aux problèmes de santé de Rothko et à un état dépressif. Une lecture plus contemporaine, portée par les artistes, fait valoir une autre interprétation les reliant au minimalisme. »
« Ici, la présence de Giacometti évoque la commande d’une peinture monumentale passée à Rothko en 1969 par l’Unesco. Cette oeuvre aurait dû être présentée à proximité d’une grande figure de Giacometti, dont il se sentait proche et dont la couleur des peintures aurait, selon Motherwell, inspiré les Black and Gray. Dès juillet 1969, Rothko renonce à la commande, tout en poursuivant son travail sur cette série jusqu’à sa disparition en février 1970. »
Galerie 11
LA COULEUR, ENCORE
« Rothko continue d’utiliser jusqu’à la fin des peintures aux couleurs éclatantes - rose, rouge, orange et bleu - comme le montrent les trois œuvres présentées dans cette salle. »
LA CHAPELLE ROTHKO À HOUSTON
« 1960
Dominique et John de Menil - un couple de collectionneurs français installés au Texas – rendent visite à Rothko dans son atelier new-yorkais où ils découvrent les peintures issues de la série des Seagram Murals dont ils souhaitent faire l’acquisition pour une chapelle catholique qu’ils envisagent de construire à Houston. L’artiste leur dit alors préférer créer à cette fin de nouvelles oeuvres.
Début 1964
Rothko commence une série de peintures aux tonalités sombres, dites « Blackforms ».
Avril 1964
Dominique de Menil reprend contact avec Rothko pour officialiser la commande pour la nouvelle chapelle dont l’architecte est alors Philip Johnson.
Automne - Hiver 1964
Rothko loue un nouvel atelier dans la 69th Street à New York où il fait construire trois murs à l’échelle de la future chapelle. Il propose à Philip Johnson de modifier son plan carré en plan octogonal.
Décembre 1964 - Avril 1967
Rothko réalise une série de peintures de grand format dans son atelier, dont quatorze sont destinées à la chapelle.
Elles sont pensées comme un ensemble indivisible et se caractérisent par leurs couleurs prune et bordeaux renforcées par des fonds noirs. Rothko détaille leur emplacement précis : un triptyque dans l’abside nord aligné avec une toile sur le mur sud, deux triptyques asymétriques sur les côtés est et ouest, et quatre autres peintures aux points intercardinaux.
1er janvier 1966
Dans son message de remerciements aux commanditaires, Rothko écrit : « l’ampleur [...] de la tâche à laquelle vous m’avez associé, excède toutes mes préconceptions. Et cela m’apprend à aller au-delà de ce que je pensais possible de faire. »
Novembre 1967
Suite à un différend avec l’artiste, Philip Johnson se retire du projet et est remplacé par ses associés, Howard Barnstone et Eugene Aubry. Ceux-ci proposent un skylight d’une hauteur d’environ neuf mètres, bien inférieure à celle initialement proposée par Philip Johnson (vingt-six mètres), qui reviendra pourtant pour dessiner la porte d’entrée de la chapelle ainsi que le miroir d’eau.
Début 1969
Sous la tutelle de l’Institut des religions et du développement humain, la future chapelle devint oecuménique.
Février 1970
Deux semaines avant sa disparition Rothko approuve le plan d’Eugene Aubry pour la chapelle.
Mai-Octobre 1970
Construction de la chapelle par la E. G. Lowry Construction Company. La sculpture de Barnett Newman, Broken Obelisk, en hommage à Martin Luther King, est placée sur l’axe principal au sud de la chapelle, dans le miroir d’eau.
27 février 1971
Inauguration de la chapelle Rothko, centre œcuménique ouvert à toutes les religions. Un an après, la chapelle deviendra autonome avec l’accord des trustees de l’Institut des religions et du développement humain.
2021
Fidèlement restaurée, la chapelle Rothko fête son 50e anniversaire. L’éclairage est optimisé pour répondre à la volonté de l’artiste. Les activités culturelles et scientifiques de la chapelle bénéficieront bientôt de nouveaux espaces. La chapelle Rothko poursuit son travail pionnier en matière de droits de l’homme, de justice sociale et de tolérance religieuse. »
LVMH, partenaire de la Chapelle Rothko, en soutient les activités culturelles et scientifiques.
Chronologie - Mark Rothko
« 1903
Marcus Rotkovitch naît le 25 septembre à Dvinsk dans l’Empire russe (aujourd’hui Daugavpils en Lettonie). Quatrième enfant d’un couple juif libéral, il est le premier de sa famille à recevoir une éducation religieuse.
1913-1914
En 1913, il émigre avec sa mère et sa soeur à Portland, Oregon, pour y rejoindre son père et ses deux frères partis trois ans auparavant.
Est inscrit à l’école primaire dans la classe destinée aux enfants immigrés.
1918-1923
Saute deux classes et entre au lycée Lincoln. Obtient une bourse pour la Yale University qui lui sera supprimée à la fin de la première année.
À l’automne 1923, il quitte l’université sans obtenir de diplôme et s’établit à New York.
1924-1925
Grâce à un ami, en janvier 1924, il décide de prendre des cours à l’Art Students League de New York.
Au printemps, il repart à Portland où, pendant quelques mois, il étudie le théâtre dans la compagnie de l’actrice Josephine Dillon. Retourne à l’Art Students League à New York en octobre 1925, dans la classe de Max Weber.
1926
Devient membre officiel de l’Art Students League, il y restera jusqu’en 1930.
1927
Illustre The Graphic Bible. Son nom n’étant pas mentionné, il poursuit sans succès en justice l’auteur et l’éditeur du livre.
1928
Rencontre le peintre Milton Avery qui exercera une profonde influence sur son oeuvre.
Première exposition collective à l’Opportunity Gallery à New York.
1929
Commence à donner des cours de dessin à des enfants à la Center Academy du Brooklyn Jewish Center, un travail qu’il conservera jusqu’en 1952.
Fait la connaissance d’Adolph Gottlieb.
1932
Épouse Edith Sachar.
1933
Durant l’été se tient au Portland Art Museum une exposition collective où il montre des dessins et des aquarelles aux côtés d’oeuvres de ses élèves.
En novembre, la Contemporary Arts Gallery à New York présente sa première exposition personnelle, avec quinze peintures à l’huile dont, pour la plupart, des portraits.
1934-1935
En février, il devient l’un des deux cents membres fondateurs de l’Artists Union à New York. Aux côtés de Gottlieb et d’autres artistes, il participe à trois expositions à la Uptown Gallery.
Publie son premier article « Nouvelle formation pour futurs artistes et amateurs d’art » dans le Brooklyn Jewish Center Review.
Devient membre de la Secession Gallery et, avec les artistes Ben-Zion, Ilya Bolotowsky, Adolph Gottlieb, Louis Harris, Yankel Kufeld, Louis Schanker, Joseph Solman, Nahum Tschacbasov, cofonde le groupe indépendant « The Ten » qui déclare s’opposer au conservatisme des tendances artistiques régionalistes de l’époque.
1936-1937
Avec The Ten il expose aux Municipal Art Galleries, New York, à la galerie Bonaparte, Paris, à la Montross Gallery et à la Georgette Passedoit Gallery, New York.
Travaille pour le Federal Art Project de la Works Progress Administration (WPA) qu’il quittera en 1939.
1938-1939
Devient citoyen américain.
Les galeries Passedoit, Mercury et Bonestell à New York organisent des expositions du groupe The Ten.
1940
The Ten se dissout.
Rotkovitch commence à se faire appeler « Mark Rothko », mais ce changement ne sera officialisé qu’en 1959.
Participe à la création de la Federation of Modern Painters and Sculptors. Dans le courant de l’année, Rothko et Gottlieb entreprennent une nouvelle recherche sur des thèmes mythologiques.
Rothko arrête de peindre et se dédie à la rédaction d’un manuscrit sur sa vision de l’art. Demeuré inachevé, cet écrit sera retrouvé après la mort de l’artiste et publié en 2004 sous le titre The Artist’s Reality.
1941
« First Annual Federation of Modern Painters and Sculptors Exhibition » au Riverside Museum de New York.
1942
« Second Annual Federation of Modern Painters and Sculptors Exhibition » chez Wildenstein and Company de New York.
1943
Rencontre Clyfford Still. Avec Gottlieb, il répond à un article défavorablement critique d’Edward Alden Jewell du New York Times.
Le 13 octobre, à la radio new-yorkaise WNYC, les deux artistes énoncent les raisons de leur intérêt pour les sujets mythologiques.
1944
Divorce d’avec Edith Sachar.
1945
« First Exhibition in America of Twenty Paintings » à la galerie Art of This Century de Peggy Guggenheim qui est désormais son agent. À cette période, son oeuvre témoigne d’un intérêt pour le surréalisme.
Rencontre sa future femme, Mary Alice Beistle, dite Mell. « Annual Exhibition of Contemporary American Sculpture, Watercolors and Drawings » au Whitney Museum of American Art de New York.
1946
Son style continue d’évoluer avec la série de toiles connues sous le nom de « Multiformes ».
Entre à la Betty Parsons Gallery où il expose chaque année jusqu’en 1951. « Annual Exhibition of Contemporary American Painting » au Whitney Museum of American Art de New York.
1947
« Mark Rothko: Recent Paintings » à la Betty Parsons Gallery de New York.
En été, il donne des cours à la California School of Fine Arts, San Francisco (aujourdhui San Francisco Art Institute). « Annual Exhibition of Contemporary American Painting » au Whitney Museum of American Art de New York.
Publie le texte « The Romantics were prompted » dans la revue Possibilities dirigée par Robert Motherwell.
1948
Deuxième exposition personnelle à la Betty Parsons Gallery où Rothko donne, pour la première fois, un numéro en guise de titre à ses tableaux.
Fonde avec William Baziotes, David Hare, Robert Motherwell et Barnett Newman l’école « Subjects of the Artista » qu’il quittera l’année suivante, peu avant la dissolution de celle-ci.
1949
Troisième exposition personnelle à la Betty Parsons Gallery. Enseigne à nouveau à la California School of Fine Arts, San Francisco. À cette époque, les « Multiformes » de Rothko se caractérisent par de grands aplats de couleur fine et diluée.
Il voit L’Atelier rouge de Matisse, acquis cette même année par le MoMA.
Naissance de sa fille Kathy Lynn.
1951
Rothko apparaît parmi les dix-huit artistes qui posent pour la célèbre photographie des « Irasciblesa » du magazine Life.
Est nommé professeur associé au Département du dessin du Brooklyn College où il enseignera jusqu’en 1954.
Cinquième exposition personnelle à la Betty Parsons Gallery.
1952
Participe à l’exposition « 15 Americans » au MoMA.
1954
« 9 American Painters Today », première exposition de l’artiste à la galerie de Sidney Janis qui devient son nouvel agent et lui organisera deux expositions personnelles, en 1955 et 1958.
Rencontre Katharine Kuh, conservatrice à l’Art Institute of Chicago, qui organise sa première exposition personnelle dans un grand musée américain.
1955
Newman et Still écrivent à Sidney Janis pour critiquer le travail de Rothko, qu’ils jugent « de salona ».
Au cours de l’été, Rothko est professeur invité à la University of Colorado à Boulder. Lit Crainte et tremblement de Kierkegaard.
1957
Exposition personnelle au Contemporary Arts Museum de Houston. Duncan Phillips, collectionneur et fondateur de la Phillips Collection à Washington, DC, achète deux de ses tableaux.
La palette de ses peintures commence à s’assombrir.
1958
Représente les États-Unis à la XXIXe Biennale d’Art de Venise aux côtés de Seymour Lipton, David Smith et Mark Tobey.
Le 25 juin, les distilleries Seagram commandent à Rothko une série de peintures murales pour le restaurant Four Seasons dessiné par Philip Johnson et situé dans le Seagram Building de Ludwig Mies van der Rohe à New York. L’artiste renoncera finalement à la commande.
1950
Quatrième exposition personnelle à la Betty Parsons Gallery.
Voyage cinq mois en Europe en famille et séjourne à Paris, Cagnes-sur-Mer, Venise, Florence (où ils admirent les fresques de Fra Angelico au couvent San Marco), Arezzo, Sienne, Rome et Londres.
1959
Deuxième voyage en Europe où il séjourne en Angleterre, en France, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas.
1960
La Phillips Collection organise une exposition personnelle de Rothko et achète trois de ses œuvres qui, pour la première fois, seront installées de manière permanente dans une salle entièrement consacrée à l’artiste.
1961
Le 18 janvier inauguration de la première rétrospective « Mark Rothko » au Museum of Modern Art de New York. Elle se poursuit à Londres, Amsterdam, Bruxelles, Bâle et Rome, avant de s’achever à Paris le 13 janvier 1963.
Accepte une commande de peintures murales pour le nouveau local de la Society of Fellows de Harvard.
1962
Quitte la galerie Sidney Janis pour protester contre le soutien de Janis au Pop Art.
1963
Avant de remettre définitivement la commande, il expose cinq des panneaux réalisés pour l’Université de Harvard au Guggenheim Museum de New York.
Signe un contrat d’exclusivité avec la Marlborough Fine Art Gallery.
Naissance de son deuxième enfant, Christopher Hall.
1964
Première exposition personnelle à la Marlborough Gallery à Londres. Commence à travailler à sa série de peintures appelées Blackforms.
Le 17 avril, Dominique et John de Menil lui commandent un ensemble de tableaux pour la future chapelle de l’Université Saint-Thomas à Houston.
Philip Johnson dessine le projet de la chapelle, mais celui-ci sera finalement mené par ses associés, les architectes Eugene Aubry et Howard Barnstone.
En 1968 un nouveau site proche sera choisi pour la chapelle, désormais placée sous la tutelle de l’Institut des religions et du développement humain.
1965
En mars, il reçoit le Brandeis University Creative Arts Award.
En octobre, il rencontre Norman Reid, directeur de la Tate Gallery à Londres, pour discuter d’une acquisition de peintures qui seraient réunies dans une salle du musée spécialement dédiée.
1966
Troisième voyage en Europe où il séjourne au Portugal, en Espagne (Majorque), en Italie et en France. Se rend ensuite aux Pays-Bas, en Belgique et en Angleterre. À Londres, il visite l’espace qui lui sera destiné à la Tate Gallery.
1967
Achève les panneaux pour la chapelle des Menil à Houston. Durant l’été, il est invité à enseigner à l’Université de Californie à Berkeley.
1968
Est hospitalisé durant trois semaines en avril, à la suite d’un anévrisme de l’aorte. Son médecin lui déconseille de peindre des toiles de plus d’un mètre de haut. Il travaille alors sur papier et utilise, pour la première fois, la peinture acrylique.
1969
Quitte sa famille et s’installe dans son atelier au 157 East 69th Street.
Signe un contrat qui fait de la Marlborough Gallery son agent exclusif pour les huit années à venir.
Commence un ensemble de grandes peintures sombres, dans des tons gris, noirs et bruns, connues sous le titre de Black and Gray.
Réfléchit à une commande, qui n’aboutira pas, pour le siège de l’Unesco à Paris, où ses peintures seraient accrochées auprès d’une sculpture de Giacometti.
Au mois de juin est créée la Mark Rothko Foundation.
La Yale University lui confère le diplôme de docteur honoris causa.
Fait don à la Tate Gallery de neuf peintures murales de la série des Seagram.
1970
Mark Rothko se donne la mort dans son atelier le 25 février. Le 29 mai, la Tate Gallery inaugure sa «aRothko Room » accrochée selon les indications de l’artiste.
1971
Le 27 février, la Rothko Chapel de Houston est consacrée comme lieu de culte interconfessionnel. »
Quelques citations de Mark Rothko
« Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales... en première position J’appartiens à une génération qui s’intéressait beaucoup à la figure humaine. Celle-ci ne convenait pas à mes besoins. Quiconque l’employait, la mutilait...
Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie...
Mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques. Soit leur surface se dilate et s’ouvre dans toutes les directions, soit elle se contracte et se referme dans toutes les directions...
Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire...
J’ai toujours pensé que si on m’offrait un espace que je pourrais entourer de mes oeuvres, ce serait la réalisation de mon plus grand rêve...
Il me semble que la question la plus importante [...] c’est comment donner à l’espace que vous proposez la plus grande éloquence et intensité possibles, celles propres à mes peintures...
À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire [...] que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface...
À moins d’entreprendre le voyage, le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau...
Comme je suis engagé dans l’élément humain, je veux créer un état d’intimité. Les grands formats vous prennent en eux. L’échelle est d’une extrême importance pour moi - l’échelle humaine...
La couleur n’est pas ce qui m’intéresse. Ce que je recherche c’est la lumière...
Ce serait bien si l’on pouvait installer dans tout le pays de petits espaces, des sortes de petites chapelles où le voyageur, le vagabond, pourrait venir méditer pendant une heure devant une unique peinture accrochée dans une modeste salle... »
Préface
(Extrait du catalogue de l’exposition)
Suzanne Pagé
Commissaire de l’exposition
« Comment dire ce qui ne peut l’être et pourtant s’éprouve si intensément ? Comment introduire par les mots à une oeuvre qui a porté à son incandescence la picturalité, langage irréductible à tout autre ? Que cherche le visiteur captif de ce qui parle si fort à ses yeux, à son cœur, à tout son être ? Que cherche sans répit l’artiste lui-même que de rares photos montrent dans l’atelier scrutant inlassablement les champs colorés auxquels il a peu à peu réduit ses propres toiles ? Pourquoi, aujourd’hui encore, cette oeuvre nous apparaît-elle si nécessaire dans son urgence intemporelle à évoquer la condition humaine, cette poignancy1 tapie au plus profond de chacun comme Rothko la veut au cœur de son oeuvre, récurrente aussi dans ses carnets ?
Robert Motherwell a entretenu dès le milieu des années 40 avec l’ombrageux Rothko un dialogue incessant fondé sur une commune angoisse métaphysique effrénée. Après la disparition de l’artiste, il dit que « son vrai génie a été de créer un langage du sentiment » tout en évoquant dans ses œuvres « une luminescence qui vient de l’intérieur et non de la lumière du monde ». L’art abstrait trouvait alors une dimension insoupçonnée pour exprimer, selon Rothko, lui-même, les émotions humaines fondamentales. Cela même qui motive aujourd’hui la tenue de cette exposition.
Venue du MoMA, la première présentation des oeuvres de Rothko à Paris en 1962, accueillie au sous-sol du MAM, avait été un désastre mal ressenti par l’artiste. Dora Vallier en a témoigné visitant seule des salles fermées dont le gel avait eu raison. En 1999, dans ce même Musée, l’accueil serait triomphal pour un public hypnotisé découvrant l’artiste encore et encore. Pour y chercher quoi ? Y trouver quoi ?
Notre exposition ouvre en Galerie 1 sur son seul autoportrait datant de 1936. Silhouette massive, cette figure impressionnante et grave a le regard caché derrière des lunettes sombres.
Impénétrable, elle semble concentrée sur une vision tout intérieure ne livrant rien de l’homme ni du peintre.
Le parcours se clôt en Galerie 10 sur une « Cathédrale » noire et grise, balisée de sculptures de Giacometti, artiste admiré et dont il partageait, avec un doute taraudant, l’humanisme et la science de l’espace.
Au coeur de l’exposition, les œuvres abstraites de la période dite « classique » - depuis la fin des années 40 -, où s’impose un coloriste unique dans l’éclat rayonnant et mystérieux d’une couleur poussée à l’incandescence.
Cette période, la plus connue, sera particulièrement bien représentée ici - Galeries 4 à 11 – avec quelque soixante-dix oeuvres dont deux installations exceptionnellement rassemblées, celle de la Phillips Collection à Washington et celle des Seagram Murals venus de la Tate.
Plus largement, cette rétrospective a l’ambition d’introduire à l’ensemble de l’oeuvre depuis les peintures figuratives initiales et d’en pénétrer, à travers les ruptures formelles, la permanence et la profondeur d’une même quête, d’un même questionnement.
Né Marcus Rotkovitch et ayant quitté à l’âge de dix ans sa Russie natale après un passage par l’école talmudique, l’artiste ne cessera de nourrir sa peinture de lectures et de réflexions sur l’art et la philosophie. Après avoir quitté Yale où il avait bénéficié d’une formation intellectuelle plurielle – des mathématiques à l’économie, la biologie, la physique, la philosophie, la psychologie, les langues...
- et avoir déjà manifesté à travers un journal un engagement social permanent et lié à une volonté constante de transmission. C’est à l’École de la vie qu’il s’éprouve ensuite avant d’être brièvement tenté par le théâtre. Découvrant fortuitement la peinture à l’Art Students League en 1923, il y retournera notamment auprès de Max Weber puis en deviendra membre pour la quitter en 1930.
C’est en 1938 qu’il sera naturalisé, adoptant deux ans plus tard le nom de Mark Rothko.
Notre exposition globalement chronologique commence dans ces années, après quelques tentatives de paysages et la rencontre marquante avec Milton Avery en 1928. C’est alors à New York un climat de crise perceptible dans une série de toiles figuratives aux couleurs sourdes, centrées sur quelques nus, des intérieurs et des scènes urbaines, notamment le métro où des espaces clos et coercitifs cernent des figures anonymes et solitaires, étirées et coincées dans l’espace architectural, comme empêchées. Alors qu’il prend conscience de l’impossibilité à s’exprimer à travers la figure humaine sans la mutiler, son esprit exigeant l’amène à trouver une autre voie. Il approfondit alors sa réflexion à travers l’écriture d’un manuscrit inachevé et non publié de son vivant, La Réalité de l’artiste, témoignant de son souci constant d’élucider, pour lui et pour les autres, le propos de l’art comme langage de l’esprit.
Dans les années 40 et dans un contexte international dramatique, son oeuvre évolue. Avec d’autres, l’artiste se pose alors la question cruciale du « sujet » de la peinture dans sa dimension tragique et intemporelle, à travers des mythes fédérateurs, censés être universels. Grand lecteur de Nietzsche, La Naissance de la tragédie, et du théâtre d’Eschyle, il y trouve un répertoire à caractère mythologique.
Il en renvoie l’image déformée de héros archaïsants en monstres aux corps hybrides, dédoublés, démembrés, déchiquetés. Pour Rothko, hanté par le souvenir secret des pogroms de son enfance, cela fait un écho intime, qui croise l’information rampante sur la Shoah. L’animalité en soi et un certain fantastique exprimés dans ces oeuvres s’autorisent aussi d’une influence surréaliste, perçue à travers les intellectuels et les artistes européens arrivés à New York ainsi que leurs oeuvres présentées lors d’une exposition marquante au MoMA en 1936 - Ernst, Chirico, Miró... - artistes qui pour certains fréquentaient aussi Peggy Guggenheim. On note alors dans les peintures de Rothko une fluidification des espaces et des formes végétales et animales où, plantes et oiseaux, totems et « organismes » dérivent dans des espaces subaquatiques selon le découpage spatial en zones différenciées qui deviendra une constante. Les titres, qui disparaîtront, explicitent des contenus dont l’évolution vise bientôt à plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, entre l’idée et le spectateur.
Les années 1945-1949 voient s’opérer une évolution décisive vers l’abstraction avec des tableaux libérés du chevalet classés comme « Multiformes ». Des champs chromatiques non délimités y sont envahis d’éléments biomorphiques, la couleur en couche mince se substituant partout au dessin dans des espaces flottants et transparents.
Ce sont ensuite, au tournant des années 40, les oeuvres dites classiques, icônes devenues identitaires.
Dans un champ chromatique faussement monochrome ou fortement contrasté, s’étagent, verticalement le plus souvent, des formes rectangulaires de couleur irradiante aux bords indéfinis, selon un rythme binaire ou ternaire. Se jouent ici, à travers de multiples strates translucides – entre dilatation et concentration, opacité et réflexion, surface et profondeur – d’infinies variantes de tons, de valeurs, d’accords et de dissonances maintenues mouvantes ou savamment résolues en oeuvres flamboyantes dans un apogée chromatique. Mystérieuse et comme magique une touche atmosphérique gagne tout l’espace et l’émotion est là.
Au-delà du regard, le spectateur s’y abîme avec d’autant plus de délectation que les formats se font plus monumentaux l’enveloppant sur un mode immersif. Je veux créer un état d’intimité, une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. C’est en partie le résultat de la fascination qu’exerce sur lui, comme sur Avery, L’Atelier rouge de Matisse récemment acquis par le MoMA où un espace peuplé d’objets est unifié par la couleur monochrome et ramené au plan, au point que l’on devenait cette couleur.
C’est encore ce que cherche Rothko, au milieu des années 50 (1954-1957), quand il signifie à Duncan Phillips, son souhait de présenter à part, dans son musée, l’ensemble de ses tableaux dans un espace dédié saturant l’espace d’ocre et de rouge mêlés de gris, suscitant chez son Collectionneur la sensation d’être absorbé dans un « bien-être soudain assombri par un nuage » - Galerie 7.
L’artiste redoutant alors une appréhension décorative de ses oeuvres refuse même la qualification de « coloriste », pour revendiquer la lumière au-delà de la couleur. Pourtant, il le sait, son art vit et respire et Rothko est conscient du pouvoir sensuel de ses oeuvres qu’il accepte comme une relation de plaisir aux choses qui existent. De même reconnaît-il leur emprise émotionnelle mais il tient à en préciser la nature : à ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface.
De quoi est donc vraiment saisi le visiteur captif de l’irrésistible séduction de ces oeuvres dont les effets réflexifs contribuent à le piéger, alors même que l’artiste parle de déchirure, ou même de cataclysme ?
Car c’est bien à cette profondeur que Rothko nous atteint. Elle est à l’oeuvre dans les Seagram Murals, 1958-1959, dont l’intériorité méditative est servie par une gamme de couleurs plus sombres.
Répondant à une commande, cet ensemble devait satisfaire son désir de créer un lieu avec ses seules oeuvres, dans un espace et un dispositif pleinement maîtrisés par lui-même. L’ensemble des neuf œuvres qui en est proposé ici - soit la totalité de la « Rothko Room » de la Tate dans la configuration voulue par l’artiste - répondait à l’origine à une commande pour une salle à manger conçue par Philip Johnson dans un bâtiment de Mies van der Rohe.
Rothko y renoncera finalement, réalisant que le contexte ne correspondait décidément en rien à celui qui visait à retrouver la qualité de l’espace/clôture de la bibliothèque Laurentienne de Florence, autrefois visitée.
Ponctuant le champ d’immersion, le rectangle disparaît au profit d’un signe plus ou moins ouvert où l’on a pu voir un portail, tantôt un seuil ou un anneau. La couleur y gagne une nouvelle gravité.
Y prime une gamme de rouges et de marron, dans une intensité sourde tandis que s’accentue la relation à l’architecture suscitant chez le spectateur une emprise à caractère contemplatif. Ces deux paramètres trouveront leur finalité transcendantale dans la Chapelle de Houston. La tonalité tout intérieure qui se dégageait des Seagram Murals avait dans un premier temps retenu Jean et Dominique de Menil, commanditaires de la Chapelle qu’ils souhaitaient créer. Finalement ils se rallieront à la proposition de Rothko de créer un espace spécifique et global engageant l’architecture elle-même par la création d’un plan octogonal à lumière naturelle filtrée. Aux termes de ce projet qui devait totalement le mobiliser durant quelque trois ans de 1964 à 1967 dans un immense atelier, l’artiste déclare avoir appris à aller au-delà de lui-même, jusqu’à un point qu’il pensait impossible.
Quiconque a pu en faire l’expérience en est à jamais marqué. Rompant avec l’espace séculier, il est d’abord saisi par l’obscurité, les couleurs - prune, noires, violacées - émergeant progressivement sans rien livrer d’autre que ce que le visiteur peu à peu - comme ravi - découvre en lui-même à la faveur d’une rencontre de haute intensité.
Dans cette ligne décidément plus austère, apparaissent alors les toiles noires et grises (1969/1970) de la Galerie 10 scandée par les sculptures de Giacometti comme Rothko avait imaginé de les présenter dans le cadre d’une commande pour le nouveau bâtiment parisien de l’Unesco.
L’échelle y est globalement réduite, les surfaces délimitées par une bordure blanche instaurant une certaine distance qui amène à moins s’y enfouir qu’à les regarder. Ces peintures aux touches turbulentes sont clairement structurées en deux zones contrastées de tonalités noir, brun et bleu gris, séparées par une ligne continue.
La retenue et l’apparente uniformité de ces oeuvres formant série ont d’abord suscité l’incompréhension. Reconsidérées aujourd’hui, les interprétations biographiques un peu sommaires liées à la santé et à l’état dépressif du peintre sont dépassées. Ici, en résonnance avec les sculptures de Giacometti, elles confèrent une densité et une solennité tout en tension où l’on pourra retrouver aussi sur un mode renouvelé la poignancy voulue par Rothko.
Dans l’optique de leur propre travail, la préférence marquée de certains artistes contemporains pour ces dernières œuvres fait prévaloir leur avancée esthétique ouvrant pour eux les voies radicales d’un art minimal qui rompait ainsi avec l’expressionnisme abstrait.
Dans la Galerie 11 avoisinante, par contraste, retrouvant les coloris éclatants des peintures classiques, des toiles à l’huile ou à l’acrylique (1967-1970) infirmeront une lecture trop psychologisante de l’emploi des couleurs par l’artiste.
Ces interprétations contrastées et toujours intenses sont au cœur de l’expérience nécessairement toute personnelle du visiteur de cette exposition. Que venait-il chercher ? Qu’y trouve-t-il ?
Pour l’artiste hier comme pour le visiteur aujourd’hui de quel exil cet art serait-il donc le signe ? De quelle quête scellée au plus profond de chacun ?
L’état d’hypersensibilité né à la surface des tableaux et développé par les œuvres - comme par un excès de beauté - suscite et aiguise simultanément plénitude et incomplétude. En même temps qu’est décuplé un ravissement sensoriel se creuse comme une attente puis viennent des questionnements de l’ordre de la transcendance dont ces œuvres autorisent l’accès. Chacun y mettra ses mots, séraphiques ou tragiques. Félicité ou néant lié à la hantise de la condition de mortel, Rothko ne choisit pas. Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront, s’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront.
Dès lors, consciente de la responsabilité que revêt l’enjeu d’une exposition Rothko aujourd’hui, consciente aussi, notamment, de la difficulté à réunir des œuvres rares et extrêmement fragiles d’un artiste si essentiel, j’ai tenu à y associer Christopher Rothko, fils de l’artiste et Gardien de l’héritage Rothko, qui avait exprimé une satisfaction toute particulière lors de sa visite de l’exposition du MAM2. Cette collaboration aura permis à chacun de nous d’assumer sa mission propre.
L’accrochage a fait l’objet de réflexions intenses prenant en compte les volontés exprimées maintes fois par l’artiste et interprétées dans l’espace avec les architectes et les collaborateurs s’appliquant à satisfaire la volonté de Rothko de donner à l’espace la plus grande éloquence et intensité possible.
Cette exposition d’un artiste pour qui la musique était vitale - Mozart, Schubert... - et qui avait la volonté d’élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie, sera l’occasion d’une création exceptionnelle du compositeur Max Richter inspirée par l’oeuvre de Rothko. »
1 Ce qui est en italique reprend les propos de Rothko.
2 Dont j’étais la directrice et commissaire en 1999.
« Not Nothing »
(Extraits choisis par l’auteur, issus du catalogue de l’exposition)
Christopher Rothko
Co-commissaire de l’exposition
« Prélude : tabula rasa
Tabula rasa. Faire table rase, prendre un nouveau départ, tout recommencer. Se dépouiller de l’ancien pour mieux observer le nouveau ; se libérer de ses chaînes, de ses biais, se désencombrer, se sentir non redevable de ce qui a précédé. C’est ce type d’image qui vient à l’esprit lorsqu’on pense aux champs colorés abstraits de Mark Rothko des années 1950 et 1960 : de vastes surfaces unies et sans défaut, de couleur presque informe, libres de toute figure immédiatement reconnaissable, de marques apparentes et d’éléments perturbants. Libres de tout contenu ? Ce n’est certainement pas à cela que pensait Rothko.
Tabula rasa. Vers 1947-1950, ce fut sans doute l’effet produit par les nouvelles abstractions marquantes des artistes de l’école de New York, enfin reconnus. Ils apportaient un souffle nouveau qui balayait la scène artistique new-yorkaise ; Mark Rothko était au coeur de cette turbulence. Pinceaux dans une main et manifestes philosophiques dans l’autre, les peintres du champ coloré - Gottlieb, Motherwell, Newman, Rothko, Still et bien d’autres - attaquaient frontalement la pertinence de la peinture figurative et de toute production teintée d’académisme ou de sentimentalité. S’affirmant par leurs formes larges, souvent puissantes, leurs oeuvres repoussaient les limites de l’espace pictural plein des générations précédentes. Tout recul était impossible, il fallait avancer.
Tabula rasa. C’est cette image de table rase qui vient à l’esprit lorsqu’on imagine l’effet produit par ces peintres sur la scène artistique de leur temps et, plus largement, sur l’histoire de l’art. L’audace de leurs (non-)gestes résonna dans le milieu de l’art établi, exigeant l’attention et la défense de formes artistiques dépourvues de ce modernisme pionnier qui les caractérisait. Avant tout, cette nouvelle esthétique effaçait la figuration du débat. L’abstraction n’était plus seulement un sujet parmi d’autres, elle s’affirmait comme le thème obligé. Et pourtant, dans les années 1930, alors que les figures étaient encore très présentes dans ses oeuvres, Rothko insistait sur l’abstraction de ses peintures1. De même, dans les années 1950, alors que ses oeuvres devenaient manifestement abstraites, il proclamait qu’il n’était pas un peintre abstrait2. La tabula rasa n’était pas nécessairement ce qu’il avait en tête.
Et l’ardoise de Rothko - que contenait-elle ? Rappelons d’abord qu’il n’est pas question ici de page vierge. La tabula rasa renvoie à l’effacement d’une ardoise. Dans un monde où il n’y a rien de nouveau, comme mon père n’aurait pas manqué de le rappeler, cette différence d’interprétation est considérable.
À un certain niveau, l’histoire est ineffaçable, en art peut-être plus encore que dans d’autres domaines. L’histoire ne renvoie pas seulement à des marques, elle renvoie aussi aux gestes qui les ont tracées, au souvenir de les avoir faites, au simple fait de les voir. Quelle que soit la vigueur de l’effacement, des vestiges persistent, à la fois obscurément sur l’ardoise et, dans des degrés de netteté divers, dans la mémoire - la mémoire personnelle comme la mémoire culturelle. Que le processus de recouvrement soit de nature archéologique, anthropologique ou psychanalytique, ces actions et ces pensées antérieures peuvent toujours remonter à la surface - de façon fragmentaire, distordue ou transformée, mais toujours avec une résonance insistante. Ces souvenirs archivés et exhumés perdurent au niveau sociétal comme individuel. Le résidu crayeux sur l’ardoise renvoie à la fois à l’inconscient collectif jungien et à l’inconscient individuel - deux aspects que, dans leurs œuvres, ces artistes ont excavés et éprouvés au présent. Ces vestiges ne peuvent être dissociés de notre compréhension du monde. Demandez à l’artiste qui a dessiné des figures durant vingt ans de faire un dessin abstrait. Inévitablement, sa main sera influencée - d’une façon ou d’une autre – par ce qu’il a dessiné auparavant. Ça ne peut pas être désappris.
Pourquoi insister sur cette notion de tabula rasa et me lancer dans ce que l’on pourrait considérer comme un exercice sémantique ? Notamment parce que l’oeuvre de Rothko est fréquemment et fautivement associée au vide et ses images iconiques à l’évocation du néant3. Nombre des pages qui suivent visent à aider le lecteur à remplir ce néant, mais comme je l’ai suggéré plus haut, ce vide apparent est déjà plein des murmures et des ombres de ce qui est déjà advenu et qui est toujours prêt à ressurgir.
De même, la notion de table rase, prétendument apparue avec l’école de New York au mitan du XXe siècle, aurait été étrangère à Rothko. Mon père ne voyait pas la nécessité de détruire, ni celle d’effacer l’histoire de l’art (comme la génération pop sera décidée à le faire près d’une décennie plus tard). Il s’est débarrassé de bien des aspects superficiels, mais sans effacer l’ardoise. Son processus était de nature additive, impliquant une conversation active avec l’art de ses prédécesseurs. Il l’avait totalement absorbé, donnant ainsi naissance à une conception nouvelle mais toujours saturée par l’esprit et une grande part du contenu de ce qui avait précédé.
Plus important, j’évoque cette notion de table rase du fait que, par ses traces et ses taches persistantes, ses échos et ses suggestions, elle renvoie à l’ADN recombinant de la peinture de Rothko. C’est sur ces matériaux, issus de nos tréfonds et du coeur même de la peinture, qu’il nous faut nous appuyer pour peupler activement son oeuvre et la rendre présente pour chacun individuellement. Nouvellement accomplie mais telle qu’elle a toujours été. Surprenante et pourtant inévitable. Finalement, trouver le matériau qui habite ces « vides » implique d’entreprendre un voyage ; un voyage vers le familier via l’étrange et l’inconnu. De même notre voyage vers l’inconnu se déroule-t-il à travers ce que l’on connaît le plus intimement.
Substance et matérialité
Il n’existe pas de bonne peinture qui soit à propos de rien4.
En 1943, Mark Rothko et Adolph Gottlieb, deux artistes quasiment inconnus en dehors de leur petit cercle new-yorkais, ont l’audace non seulement de réfuter le critique Edward Jewell du New York Times, mais de le faire dans les pages « Forum » du quotidien et à la radio culturelle de New York, Radio WYNC. Jewell avait publié une critique dédaigneuse à propos de leur exposition récente, exprimant, entre autres, sa perplexité quant à ce qu’il avait vu aux murs de la galerie et son incapacité à trouver dans leur travail un contenu réel et communicable. Gottlieb et Rothko s’empressèrent de l’éclairer !
Bien que Rothko ait présenté dans cette exposition des peintures dans la veine mythologique, les commentaires qu’il donne à la radio s’appliquent aussi bien à ses abstractions plus tardives. Peut-être même davantage. Comme j’ai pu souvent le constater lors de la mise au point de l’édition des écrits philosophiques de Rothko (publiés en 2004 sous le titre The Artist’s Reality [La Réalité de l’artiste, 2015]), ses idées sur l’art, souvent exposées très tôt dans sa carrière, révèlent un idéal - mais un idéal qu’il ne savait pas encore pleinement exprimer picturalement. L’examen chronologique de son parcours revient, de fait, à suivre sa progression vers une expression plus approfondie, plus fluide et finalement plus frappante de ces idées dans le choix de ses sujets.
Dans leur lettre au New York Times, les deux artistes soulignent avec force non seulement la centralité du sujet dans leurs oeuvres mais aussi son caractère extrêmement sérieux : « ... le sujet est crucial et [...] le seul contenu juste est celui qui est tragique et intemporel5 ». Leur peinture guide l’observateur vers ces thèmes communs à tous et qui, bien que centraux pour l’être humain, restent à la marge de sa conscience. Pour Gottlieb et Rothko, le rôle de l’artiste est d’attirer l’attention sur ces questions existentielles, de nous détourner du trivial et de nous aider à la confrontation avec le réel. Ainsi, non seulement leurs oeuvres ne traitent pas « de rien », mais catégoriquement de quelque chose, et d’une chose de la plus grande urgence.
Pour Rothko, ce quelque chose n’est pas simplement le sujet de son oeuvre, mais le cœur de sa pratique, un élément crucial qui fait que l’on peut croire en une peinture, une œuvre qui non seulement garantit mais exige l’engagement. Il insiste sur le fait que ses peintures s’apparentent à des objets tangibles, réels - pas à une représentation ni à une référence à autre chose -, ce sont des œuvres substantielles et autonomes. Rothko usa de divers dispositifs pour renforcer l’immédiateté de son travail, mais l’un d’eux, parmi les plus marquants, remonte à 1946, au tout début des abstractions dites Multiformes : il renonça alors au cadre. Même si cela peut paraître à première vue un simple procédé artistique, pour Rothko ce geste transformait l’interaction entre l’observateur et la peinture.
En éliminant le cadre, il sapait la sensation de regarder à l’intérieur d’un espace depuis l’extérieur.
En abandonnant la baguette d’encadrement (à plus forte raison si elle était dorée), il renonçait à l’aura de la présentation, de la décoration, au sentiment qu’il s’agissait d’une chose à étudier, préférant donner à ses peintures l’aspect d’objets tangibles accrochés au mur, auxquels nous sommes directement confrontés.
Le « comme si » surgissait de l’interaction entre l’observateur et la peinture, de sorte que l’on rencontrait immédiatement ce morceau de réalité créé par Rothko, et non une apparence de ce qui pourrait être, de ce qui fut, ou de ce que l’on pourrait imaginer.
« Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l’expérience même6. » Cette célèbre déclaration de mon père rend explicite non seulement la présence réelle de son travail mais aussi le rôle central que joue l’observateur dans le dessein de l’oeuvre. L’art n’est pas une chose qui nous est dite, une histoire rapportée à propos de quelqu’un d’autre. C’est un processus dans lequel celui qui regarde s’engage pleinement. L’art doit être vécu, c’est un objet / événement que nous éprouvons à propos de nous-mêmes à travers la vision. Non que nous soyons nous-mêmes l’objet de cet art ; nous en sommes le sujet, y trouvant activement ces éléments extrêmement humains et communément partagés par le truchement d’une conversation engagée avec (un) Rothko.
Pour rendre sensibles ces facteurs d’expérience, Rothko voulait que ses peintures soient aussi directes et authentiques que possible. Comme il le précise dans La Réalité de l’artiste, il n’utilise pas de procédés illusionnistes tels que la perspective linéaire et le raccourci pour créer des espaces imaginaires apparemment vastes, profonds ou impressionnants. Il ne peint pas, à l’instar de Michel-Ange, des figures donnant visuellement la sensation d’une masse, suggérée par leur ampleur musculaire, tout en négligeant d’illustrer des éléments « tactiles » convaincants de pesanteur et de substance7.
Rothko insiste sur le fait qu’il crée des espaces réels qui s’adressent à notre sens du toucher - le plus fondamental de nos sens, celui qui se développe en premier et le plus prompt à nous renseigner sur la réalité des objets. Cette préoccupation apparaît déjà dans son travail figuratif lorsqu’il rédige ses écrits. Ici, l’absence de profondeur perspective, la constance de l’intensité colorée de la surface et la présence quasi tactile des figures - qu’elles soient « au premier-plan » ou « à l’arrière-plan » - sont mises au service du pouvoir de communication de l’oeuvre et ne cherchent pas à créer l’illusion d’une scène ou d’un lieu fictif.
Les abstractions de Rothko sont construites dans la même veine. Il crée un espace pictural qui, en dépit de son mystère, est direct et palpable, dont l’intensité colorée est partout égale et où l’on ne peut déceler de référence à autre chose - ainsi, voir dans une peinture de Rothko un « paysage » ou une « fenêtre » revient à violer sa fonction essentielle, sauf à user de ces métaphores comme de moyens d’accès à l’espace de la toile. Une peinture de Rothko est un objet, elle représente sa propre réalité.
De fait, le saut apparemment miraculeux vers les œuvres dites classiques à partir de 1949 n’est sans doute pas la conséquence d’une nouvelle utilisation de la couleur et n’est qu’indirectement lié à la simplification de la forme. L’impact de l’image classique de Rothko pleinement aboutie vient de cette capacité nouvelle chez mon père de s’exprimer avec audace, honnêteté et sans détours, d’une manière qu’il devient alors presque impossible d’ignorer. C’est une révolution dans la manière dont il s’adresse aux autres, animée par une profonde sincérité.
On peut pardonner à l’observateur de ne pas percevoir immédiatement la réalité de Rothko. La matérialité est clairement présente - il ne cherche pas à déguiser sa technique, ni à suggérer que nous regardons autre chose qu’une peinture.
Mais bien qu’il nous parle du monde dans lequel nous vivons, un certain ajustement peut s’avérer nécessaire. L’une des clés consiste à cesser d’observer la surface peinte. Il faut regarder à travers la peinture, Rothko ayant créé pour l’essentiel, dans ses compositions classiques, une série de portails favorisant ce processus. Les champs horizontaux procèdent de nos champs visuels, l’artiste créant le cadre de vision le plus naturel possible. À partir de la fin des années 1950, mon père fait un usage accru des surfaces réfléchissantes, en partie pour distinguer sur une surface des zones de couleurs similaires mais aussi pour modifier la relation de l’observateur à la peinture. Et pourtant ces toiles, tout en étant des miroirs, des environnements peints dans lesquels on peut se voir, restent des œuvres à travers lesquelles regarder. Au moment de la chapelle Rothko (les peintures sont achevées en 1967 mais ne seront installées qu’en 1971, un an après sa mort), l’artiste ne laisse qu’un indice de sa présence, nous invitant à voyager en solitaire.
Pour trouver des environnements reconnaissables dans une peinture de Rothko, nous devons cesser de nous agripper au familier. Le monde de la peinture est de fait notre monde propre, « notre » renvoyant ici à la fois au monde de l’observateur et à celui de Rothko. Nous visualisons la distillation du monde environnant qu’il a opérée. Son travail consiste à rendre étranger le familier de sorte que nous puissions le regarder d’un oeil neuf et y reconnaître des éléments qui, précédemment, auraient pu nous échapper. Cela n’a rien d’intentionnel ni de pervers. Au contraire, il peut nous montrer des choses proches que l’on ne voit pas, notre attention se focalisant continûment à distance. Une toile de Rothko travaille à nous distraire de ce que l’on voit afin d’accueillir un point de vue différent.
Elle interrompt le flux de nos pensées pour que nous puissions trouver ce qui est là depuis le départ.
Dans La Réalité de l’artiste, mon père loue avec insistance « l’art moderne8 » (vers 1930- 1940) pour son honnêteté9 : celui-ci ne prétend pas être autre chose que ce qu’il est. Ses techniques et ses procédés sont pleinement visibles. Rien n’est caché. Il est sans doute ironique que Rothko mette en exergue et vante ces qualités que l’art moderne est censé incarner alors qu’il fut lui-même accusé, plus tardivement dans sa carrière, d’être un homme secret et de protéger jalousement ses techniques d’atelier10. Il est vrai que mon père fabriquait ses propres couleurs à partir de pigments secs et qu’il utilisait un grand nombre de liants et d’additifs dont certains restent obscurs. Mais c’est loin d’être un cas unique. Il n’aimait pas non plus qu’on le regarde peindre, ce qui a sans doute contribué à créer, chez certains, l’impression d’une personnalité recluse et réservée. Et il ne fait aucun doute que l’ascension rapide de la jeune génération d’artistes pop, si vite après la reconnaissance longuement attendue et durement gagnée des expressionnistes abstraits, a pu susciter chez lui un certain ressentiment et qu’il n’était pas très enclin à accueillir d’autres artistes dans son atelier.
Aussi justifiée soit sa réputation d’artiste réservé, je pense qu’il y a derrière sa réticence à évoquer sa technique une motivation bien plus forte. À ses yeux, les matériaux, les méthodes et même les titres détournaient le spectateur de l’expérience d’absorption dans l’oeuvre. Il voulait simplement que le visiteur regarde, qu’il soit présent face à l’oeuvre.
Si Rothko était là aujourd’hui, il vous enjoindrait de cesser de lire cet essai, de lire les textes muraux, d’arrêter de vous demander où il achetait ses couleurs, s’il portait ou non ses lunettes pour peindre, ou de vous informer sur l’éclairage dans l’atelier. Regardez la peinture. Regardez dans la peinture.
Mon père ne vous demande pas de vous préoccuper de la façon dont il l’a réalisée, il veut que vous fassiez l’expérience de ce qu’il a lui-même éprouvé en l’exécutant11. Il ne veut pas d’un étudiant, ni d’un observateur, il a besoin d’un co-créateur. »
Traduction de l’anglais par Annie Pérez
Christopher Rothko est le deuxième enfant de Mark et Mary Alice Rothko. Il se veut « le gardiena» de l’oeuvre de son père, avec sa sœur Kate.
Psychologue et écrivain, il a édité les écrits de Rothko et a réuni ses propres essais sous le titre : Mark Rothko, From the Inside Out (Yale University Press, 2015 ; traduction à paraître aux éditions Hazan). Après avoir présidé le conseil d’administration de la Rothko Chapel à Houston, il dirige aujourd’hui la campagne « Opening Spaces », dans le cadre de la restauration de la chapelle et du réaménagement du campus. »
1 Mark Rothko, The Artist’s Reality, éd. Christopher Rothko, New Haven et Londres, Yale University Press, 2004, p. 28.
2 Notes issues d’une conversation avec Selden Rodman, 1956, dans Mark Rothko, Writings on Art, éd. Miguel Lopez-Remiro, New Haven et Londres, Yale University Press, 2006, p. 119 ; éd. française, Mark Rothko, Écrits sur l’art, trad. Claude Bondy, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2005 et 2007, p. 189-190.
3 De fait, Robert Rosenbloom, l’un des plus fervents défenseurs de Rothko, les décrit affectueusement comme des « vides lumineux » (Robert Rosenbloom, Modern Painting and the Northern Romantic Tradition: Friedrich to Rothko, New York, Harper & Row, 1975, p. 199).
4 1943, « Rothko and Gottlieb’s letter to the editor » (« There is no such thing as good painting about nothing »), dans M. Rothko, Writings on Art, op. cit., p. 36 ; éd. française, « Lettre de Rothko et Gottlieb au rédacteur en chef », dans Écrits sur l’art, op. cit., p. 75. 5 Ibid., éd. française, p. 75.
6 Mark Rothko, cité dans Dorothy Seiberling, « Mark Rothko », LIFE Magazine, 16 novembre 1959, p. 82.
7 Rothko, The Artist’s Reality, op. cit., p. 53.
8 Il s’agit ici des années 1930 et 1940.
9 M. Rothko, The Artist’s Reality, op. cit., p. 110.
10 Texte non publié de Robert Motherwell, « On Rothko, Shakespeare, and Related Subjects », 1970, p. 3. Courtesy Dedalus Foundation.
11 Notes issues d’une conversation avec Selden Rodman, 1956, dans M. Rothko, Writings on Art, op. cit., p. 119-120 ; éd. française, Écrits sur l’art, p. 190.
« À fleur de peau. Figurer le drame humain »
(Extraits choisis par l’auteur, issus du catalogue de l’exposition)
Riccardo Venturi
Critique et historien de l’art moderne et contemporain
Rothko, un souvenir d’enfance et la préoccupation de mort
« Au commencement, il y a un souvenir - difficile de savoir à quel point il est véridique - qui relie l’enfance de Markus Rotkovitch (1903-1970) à sa peinture. C’est un souvenir que raconte l’ami peintre Alfred Jensen : « Les cosaques prirent les juifs de leur village et les emportèrent dans la forêt où ils durent creuser une grande tombe. Rothko raconta qu’il peignit cette tombe carrée dans la forêt de façon si vivante qu’il n’était plus certain que le massacre n’ait pas eu lieu de son vivant. Il disait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe, et que d’une certaine manière il était coincé dans son tableau. »
Dans sa conférence de novembre 1958 au Pratt Institute, énumérant ironiquement les ingrédients nécessaires à une bonne peinture, Rothko évoque « une préoccupation de mort évidente - pressentiments quant au fait d’être mortel ». La place centrale de cette préoccupation se confirme par la réponse de Rothko à l’acteur et réalisateur John Huston, qui, à l’époque de la chapelle de Houston, lui avait demandé ce qu’il peignait : « l’infinité de la mort », lui précisant ultérieurement : « l’éternité infinie de la mort ».
[...] pendant la période dite classique, il confesse à Dore Ashton « qu’il faisait la peinture la plus violente d’Amérique ». À ceux qui cherchent ou trouvent la sérénité dans ses tableaux, il répond :
« J’aimerais dire qu’ils ont trouvé supportable pour la vie humaine l’extrême violence qui imprègne chaque centimètre carré de leur surface. » En 1954, on lit dans un carnet : « La mangeoire de mes images est la violence - et le seul équilibre admissible est le précaire avant l’instant du désastre... Je suis (donc) toujours surpris d’entendre que mes images sont pacifiques. Elles montrent une déchirure.
Elles sont nées dans la violence. » Rothko fait ici référence à un avant-dernier état de sa peinture, comme s’il s’était arrêté un instant avant le désastre, amorti et filtré par les bandes de couleur. C’est ce que suggère une déclaration de 1959 dans laquelle il va droit au but : « Regardez encore. Je suis [l’artiste] le plus violent de tous les New Americans. Derrière la couleur se trouve le cataclysme. »
[...]
Rothko ne prétend pas s’inspirer d’un souvenir d’enfance pour créer ses tableaux. De manière plus subtile, il est hanté par ce souvenir tout en précisant qu’il n’est pas certain d’avoir été témoin du terrible événement et que, vécue ou reconstruite ultérieurement, cette histoire s’est installée dans ses surfaces colorées et abstraites. Ce qui intéresse vraiment Rothko - l’homme et l’artiste, s’il est possible de les séparer -, qu’il veut peindre et transmettre aux autres, c’est le drame humain. C’est une préoccupation qui traverse toute son oeuvre et qui - exprimée par une peinture libérée du tableau de chevalet et, à partir de la fin des années 1940, exclusivement par l’abstraction – reste difficile à formuler en mots.
Face à ce programme artistique ambitieux, dans une période de l’histoire et une partie du monde occidental qui ont vu l’abstraction picturale à son apogée, la question de sa réalisation reste ouverte.
Comment transmettre, avec les moyens de la peinture non figurative, le drame humain dans ses aspects les plus violents, dans ses manifestations les plus traumatisantes, vécues ou fabriquées comme un souvenir de couverture ?
[...]
Telle est la ligne de partage des eaux face à l’oeuvre de Rothko : soit on reconnaît à ces tableaux le pouvoir de transmettre des émotions sans forme, de nous les faire vivre à la Rothko [...] ; soit, au contraire, on les considère comme le résultat, aussi brillant soit-il, d’une conviction fulgurante et obstinée à analyser avec les outils de l’histoire de l’art américain de l’après-guerre.
Sentir la présence
Cela peut surprendre, mais même une artiste que l’on n’associerait jamais à l’univers rothkien comme la performeuse Marina Abramović a laissé un témoignage sensible de sa peinture :
« Lorsque vous voyez un tableau de Rothko, vous ne savez peut-être même pas de quelles couleurs il est composé, mais dès que vous vous tenez devant lui, il agit d’une manière que vous ne pouvez pas définir rationnellement. Une bonne oeuvre d’art devrait vous inciter à vous retourner alors que vous ne la regardez pas, de la même manière que vous pouvez sentir que quelqu’un vous regarde lorsque vous êtes assis dans un restaurant. Vous n’êtes pas sûr, mais vous vous retournez et il y a vraiment quelqu’un. Cette énergie est vraiment au-delà des cultures... »
[...]
En 1999, Abramović visite une exposition de Rothko et Pollock à New York. Ce qui la frappe, c’est la vision simultanée d’un ensemble du premier : « J’ai trouvé qu’il était un artiste complet. Dès le début, il a exploré différents états de conscience. C’était tellement lumineux. Ce fut une telle expérience spirituelle de voir la progression de ce travail jusqu’à son aboutissement dans l’obscurité.
C’était une sorte d’accomplissement. Vous voyez comment la fin de la vie arrive et tout ce qu’il a traversé. En tant qu’artiste, vous devez savoir comment vivre, comment mourir et quand arrêter de travailler. »
Comment vivre et comment mourir : au-delà des sensibilités, parfois les arts visuels mettent en images le drame de l’existence humaine. L’oeuvre de Rothko s’apparente peut-être à La Tempête de Shakespeare, non pas en référence à un personnage particulier mais, selon le philosophe Richard Wollheim, à cette « forme de souffrance et de chagrin, et d’une manière ou d’une autre, à peine ou fragilement contenue » qui traverse la pièce.
« La Naissance de la tragédie refaite par Renoir » : la boutade avec laquelle T. J. Clark condense l’œuvre de Rothko en une seule formule se révèle trompeuse. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’un seul moyen, convoité par l’artiste tout au long de sa carrière et de son existence : faire l’expérience directe de sa peinture. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons saisir le drame humain et réaliser que, oui, nous sommes peut-être devant La Naissance de la tragédie, mais peinte par Rothko. Lui seul, personne d’autre, pouvait la peindre ainsi. »
Ghislain Chaufour. "Rothko peintre mystique". Les éditions Les Provinciales, 2023. 64 pages, 12 €. ISBN 978-2-912833-78-5. EAN 9782912833785
8, avenue du Mahatma Gandhi,
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Tél. : + 33 (0)1 40 69 96 00
Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h
Vendredi de 11h à 21h
Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h
Samedi et dimanche de 10h à 20h
Fermeture le mardi
Visuels :
Mark Rothko,
Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944
Huile sur toile
191,1 x 215,9 cm
Museum of Modern Art, New York
Bequest of Mrs. Mark Rothko through
The Mark Rothko Foundation, Inc.
© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko -
Adagp, Paris, 2023
Mark Rothko,
Self Portrait, 1936
Huile sur toile
81,9 x 65,4 cm
Collection de Christopher Rothko
© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023
A lire sur ce blog :
Les citations proviennent du dossier de presse.
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