Citations

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« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)

dimanche 4 février 2024

« Oser la liberté. Figures des combats contre l’esclavage »

Le Centre des monuments nationaux et la Fondation pour la mémoire de l’esclavage présentent au Panthéon l’exposition partiale « Oser la liberté. Figures des combats contre l’esclavage » assortie d'un catalogue. La déclinaison muséale du "C'est notre histoire" officiel. L'histoire du "combat pour la liberté, contre l’esclavage dans l’histoire de France" mené par des Antillais, connus ou méconnus, inspirés par la philosophie des Lumières.

« Esclaves blancs - maîtres musulmans » par Lisbeth Jessen 
« Les routes de l'esclavage » par Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant

« Proposée à l’initiative du Centre des monuments nationaux et de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, l’exposition Oser la liberté retrace l’histoire d’un combat : celui de la liberté contre l’esclavage dans l’histoire de France, une marche qui s’est déployée sur quatre siècles et trois continents, scandée de moments de ruptures, de régressions, de temps forts et de bascules. »

Quand la France consacrera-t-elle une exposition à la traite islamique qui perdure ? N'illustre-t-elle pas, elle aussi, la mondialisation évoquée dans le premier panneau de l'exposition ? Pourquoi ces expositions culpabilisant la France, qui pourtant a aboli l'esclavage ?

Ce qui gêne est la partialité de la présentation sur des héros. Des travaux historiques ont révélé que Toussaint Louverture, propriétaire de plantations, était propriétaire aussi d'esclaves, et avait une conception autoritaire du pouvoir. Pourquoi ne pas l'avoir indiqué ?

Lors du vernissage presse, j'ai interrogé la commissaire de l'exposition 
Florence Alexis sur le tableau intitulé Le Serment des Ancêtres de Guillaume Guillon Lethière. Cette oeuvre picturale représente deux officiers, vraisemblablement anciens esclaves, levant les yeux vers le ciel sur lequel se détache un être divin dont le visage à la barge blanche est entouré par un voile bleu ciel. Le judaïsme imprègne ce tableau : dans la partie supérieure interne à ce cercle, se trouve le tétragramme, nom en hébreu (YHWH) du Dieu de la Bible hébraïque, les 2 officiers posent leurs mains sur une stèle en forme de Tables de la loi, la bénédiction juive par des mains à plat au-dessus de leurs têtes. La commissaire ignorait le sens du mot en hébreu. La notice du tableau élude ce judaïsme. Il aurait été intéressant d'analyser ce tableau. Ce qui aurait enrichi le discours officiel. C'est ce manque de curiosité qui surprend. 

« En mêlant cette histoire foisonnante à celle de la modernité française dont elle est une page majeure, et en convoquant la mémoire des femmes et des hommes qui l’ont écrite, l’exposition montre comment le système colonial esclavagiste a toujours suscité résistances et oppositions, et combien le souffle des figures héroïques qui les ont portées continue d’inspirer les combats d’aujourd’hui. »

« Oser la liberté. L’expression évoque l’audace de ces femmes et de ces hommes, illustres ou méconnus, qui ont osé se dresser contre l’esclavage, dans les colonies comme en métropole. Elle raconte comment, au 17e et au 18e siècles, dans le premier empire colonial français, l’irrépressible volonté de liberté des esclaves révoltés et les idéaux universels des Lumières se sont rencontrés. »

« Après 1789, c’est en effet dans les colonies françaises en révolution que la réalisation d’un programme de « Liberté générale » a été poussée le plus loin, quand l’insurrection générale du 23 août 1791 dans la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) a provoqué cet événement inédit dans l’histoire humaine : le premier soulèvement d’esclaves qui parvient à imposer l’abolition de l’esclavage. »

« Rien n’effacera la puissance de ce moment, pas même la décision de Napoléon Bonaparte de rétablir l’esclavage en 1802, et l’exposition montre comment le combat pour l’abolition sera finalement gagné en 1848, et prolongé jusqu’à nos jours dans le projet d’une société qui oeuvre à l’idéal de liberté, d’égalité et de fraternité. »

« Exposition incarnée. Dans le Panthéon, temple des héros et des héroïnes de la République, l’exposition « Oser la liberté » raconte cette histoire en l’incarnant. A travers la présence de celles et ceux qui y sont déjà honorés – comme l’abbé Grégoire et Condorcet, Toussaint Louverture et Louis Delgrès, Victor Schoelcher et Félix Éboué, Aimé Césaire et Joséphine Baker… – mais aussi à travers l’évocation de figures moins connues dont elle fait revivre le souvenir (Olympe de Gouges, Mackandal, Julien Raimond…), pour un récit plus juste. Cette exposition, qui rassemble des œuvres, des installations numériques et des archives, parfois inédites pour le public, les réunit toutes et tous pour la première fois au panthéon. »

« Oser la liberté, c’est l’histoire d’une conquête, à la fois visible et dérobée, dont l’actualité continue d’inspirer nos luttes quotidiennes contre la tyrannie des passions haineuses, des pouvoirs autoritaires, des idéologies mutilantes qui sapent la cohésion sociale et sèment la discorde. Car le dispositif hégémonique de systèmes juridiques, économiques ou politiques hérités du passé laisse apparaître en creux le cheminement d’une indomptable aspiration à la liberté à travers les siècles et les continents, sans exception dans l’espace ou dans la durée. L’exposition retrace la généalogie de cet idéal conquis et partagé », a écrit Florence Alexis, commissaire de l’exposition. 

« Fille du romancier haïtien Jacques Stéphen Alexis (Prix Jean d’Ormesson 2018), elle a produit des expositions itinérantes majeures : “Haïti/ 500 ans d’Histoire”, “Rencontres Africaines” (IMA) et “La Bataille de Little Big Horn” d’Ousmane Sow sur le Pont des Arts, avec la ville de Paris et Cultures France (Institut Français, Ministère des Affaires étrangères). Commissaire général arts visuels du Festival Mondial (“Modernités +Résistances - Aux Souffles du Monde”, Dakar 2010), elle a développé les participations africaines aux Biennales de Johannesburg, Venise, La Havane, Dakar et S. Paulo, piloté le concours international du Mémorial de l’Esclavage des Nations Unies (New York) pour l’Unesco en 2012 et déployé les programmes du Comité National pour la Mémoire & l’Histoire de l’Esclavage (CNMHE, Loi Taubira 2001), dont les expositions annuelles inaugurées par le Président de la République le 10 mai, la modélisation du concours pédagogique national “La Flamme de l’Égalité” avec la Ligue de l’Enseignement et le Ministère de l’Éducation, et développé la base de données d’œuvres d’art, archives et objets liés à l’Histoire de l’esclavage et du racisme dans les collections publiques des Musées de France avec le Ministère de la Culture. »

Conseiller scientifique, Jean Marie Théodat est « géographe, agrégé et docteur en géographie. Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et professeur à l’université d’État d’Haïti, ses recherches portent sur les aires économiques et culturelles, la mondialisation, la géopolitique, les Antilles, la Caraïbe, Haïti, la République dominicaine, l’esclavage, la colonisation, les frontières et la créolisation. Il a publié : Haïti et la République dominicaine, (1804-1916) une île pour deux. Éditions Karthala en 2003 ; Des décombres et des hommes, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2017 ; Fatras Port-au-Prince, Éditions Paroles, en 2021 et France-Haïti, les chaînes de la dette en 2021. Il fut conseiller scientifique de l’exposition Kreyol Factory, à La Villette, Paris, en 2009. »

Accompagne l’exposition un catalogue éponyme publié par les Éditions du Patrimoine. 
« Oser la liberté éclaire la généalogie d’une volonté partagée de liberté comme un processus universel qui parcourt les âges et les continents. Cet idéal s’incarne en une multitude de figures illustres ou méconnues, aujourd’hui disparues, dont le geste persiste à travers des femmes et des hommes d’honneur dont le Panthéon national a parfois immortalisé la présence dans l’histoire en accueillant leur dépouille ou en gravant leurs noms dans son enceinte. C’est l’action de ces héroïnes et héros immortels qui balise le parcours de l’exposition et de son catalogue. »

« L’ouvrage retrace l’histoire d’une conquête à la fois visible et dérobée dont l’actualité continue d’inspirer nos luttes quotidiennes contre la tyrannie des passions haineuses, des pouvoirs autoritaires, des idéologies mutilantes qui sapent la cohésion sociale et sèment la discorde. Car le dispositif hégémonique de systèmes juridiques, économiques ou politiques hérités du passé laisse apparaître en creux le cheminement d’une indomptable aspiration à la liberté à travers les siècles et les continents, sans exception dans l’espace ou dans la durée. »

« Dans le cadre de son programme « Un artiste, un monument », le Centre des monuments nationaux présente également au Panthéon, du 19 octobre 2023 au 11 février 2024, l’exposition We could be heroes de l’artiste Raphaël Barontini. » « Dans ce haut lieu de la mémoire nationale qui honore plusieurs personnalités ayant œuvré en faveur de l’abolition de l’esclavage, comme Condorcet, l’abbé Grégoire, Toussaint Louverture, Louis Delgrès ou Victor Schoelcher, Raphaël Barontini met en lumière des figures héroïques de la lutte contre l’esclavage, connues ou méconnues, ayant contribué à jouer un rôle marquant dans son abolition, et qui forment son « panthéon imaginaire ». À travers des installations monumentales – textiles, bannières et drapeaux, Raphaël Barontini offre un regard artistique contemporain sur ce combat essentiel, sur lequel l’exposition Oser la liberté apporte un éclairage historique et pédagogique, dans une complémentarité d’une exposition à l’autre qui fait dialoguer le passé et le présent, l’art et l’histoire, les mémoires singulières et le récit national. L’exposition prend la forme d’une installation monumentale, composée de drapeaux, de bannières et d’oeuvres textiles. La première partie de l’installation textile et picturale est constituée d’une haie d’honneur qui accueille le visiteur. Des bannières et drapeaux de grand format déployés de chaque côté de la nef présentent les portraits stylisés de figures historiques du combat pour l’émancipation et l’abolition de l’esclavage : Anchaing & Héva (La Réunion), Sanite Bélair (Haïti), Louis Delgrès (Martinique et Guadeloupe), Dutty Boukman (Haïti), etc. La partie centrale de l’installation est présentée dans les transepts nord et sud du monument. En dialogue avec les grandes peintures historiques du Panthéon évoquant certains épisodes de l’histoire de France - Jules-Eugène Lenepveu, Alexandre Cabanel ou encore Pierre Puvis de Chavannes -, les textiles de Raphaël Barontini revêtent une dimension narrative, de la période sombre de la traite et de l’esclavage jusqu’aux puissantes batailles pour son abolition. Les œuvres de Raphaël Barontini conçues pour le Panthéon relèvent, dans le prolongement de ses précédents travaux, mais à une échelle inédite, d’un subtil art du collage et du montage : superposant les techniques et les couleurs, l’artiste assemble des fragments de paysages, de corps, de parures et de motifs puisés dans des langages visuels de différentes périodes, cultures et géographies. Alliant des questionnements artistiques, historiques et sociétaux, elles sont autant d’occasions de « créoliser les imaginaires » (Raphaël Barontini).

LE PARCOURS DE L’EXPOSITION

UN PARCOURS EN QUATRE SÉQUENCES

Les titres apparaissent en français et en créole haïtien.

La traite atlantique, une première mondialisation
I Latret neg, an primié mondializasion
« À partir du XVe siècle, l’expansion des puissances européennes sur tous les continents conduit à la constitution d’immenses empires coloniaux.
Le moteur de cette première mondialisation économique est la plantation esclavagiste. 
Ce système de production est massivement développé dans les colonies d’Amérique et d’Asie pour fournir à l’Europe les produits coloniaux qu’elle convoite : sucre, café, tabac, cacao, épices, coton... Les populations amérindiennes décimées par les massacres, la servitude et le choc microbien, c’est en Afrique que, à partir de 1444, les Européens vont capturer une main d’oeuvre de 12,5 millions de femmes, d’hommes et d’enfants achetés et déportés à travers les océans pour être transformés en bêtes de somme par la traite, sur plus de 400 ans. Au XVIIe siècle, la France affirme sa volonté de se positionner en acteur majeur de cette économie-monde à partir de ses colonies aux Antilles, en Louisiane, en Guyane et dans les Mascareignes, où, de marronnages en révolutions, les esclaves ne cessent de résister à ce système déshumanisant. »

De marronnages en abolitions (1750-1802)
II Dépi mawonnaj rivé a labolision (1750-1802)
« À la fin du XVIIIe siècle, les sociétés esclavagistes de l’empire colonial français sont à leur apogée économique. Mais c’est aussi l’âge d’or des résistances, révoltes et insurrections. Les esclaves pratiquent partout le marronnage. Allant jusqu’à créer de véritables contre-sociétés, les libres de couleur sont discriminés en raison de leurs origines et les philosophes des Lumières condamnent l’inhumanité de l’esclavage. La proclamation des Droits de l’Homme - « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » - fait exploser le système colonial. À Saint-Domingue, ce sont les esclaves révoltés qui accomplissent les promesses de 1789 en imposant l’abolition, que la Convention nationale confirme et étend le 4 février 1794 au reste de l’empire colonial français.
Elle porte Toussaint Louverture, qui s’est affranchi de l’esclavage, à la tête de la colonie. Il devient l’acteur et l’emblème de cette « Liberté générale » que la Première République s’efforce d’organiser en inventant une société sans esclavage dans ses possessions outre-mer. »

D’une abolition à l’autre (1802-1848) 
III Sòti adan an labolision rivé dan an lot (1802-1848)
« En 1801, Toussaint Louverture dote Saint-Domingue d’une constitution qui interdit l’esclavage.
Napoléon Bonaparte, qui nourrit de grandes ambitions coloniales en Amérique, décide de le renverser pour mettre un terme à la Liberté Générale. Il échoue à Saint-Domingue, qui gagne son indépendance sur le champ de bataille et la proclame en 1804 sous le nom d’Haïti. Mais il réussit à rétablir l’esclavage en Guadeloupe et en Guyane. Il le maintient en Martinique et à La Réunion, où les colons voulaient maintenir l’ordre ancien. Pendant 46 ans, la lutte reprend dans les colonies françaises comme en métropole. La traite, l’esclavage et son corollaire, le préjugé de couleur, sont contestés dans la presse, devant les tribunaux, au Parlement, parfois les armes à la main lorsque les esclaves se soulèvent. Des figures émergent pour incarner ces combats, comme Cyrille Bissette à la Réunion, Furcy Madeleine en Martinique, ou Victor Schoelcher à Paris. Mais face à l’inertie du pouvoir central, il faudra une nouvelle révolution pour abattre la traite en 1831, et une autre pour enfin abolir l’esclavage, en 1848. »

Contre l’oubli : commémorer et combattre (depuis 1848) 
IV Pou nou pa bliyé, annou sélébré épi goumen (dépi 1848)
« Je recommande à chacun l’oubli du passé », déclare le gouverneur de Martinique en 1848. Une injonction qui vise autant à préserver la paix civile qu’à masquer la persistance des inégalités dans une société coloniale dont les structures économiques n’ont pas été réformées. Alors que l’école républicaine permet à une nouvelle élite de s’élever, celle-ci se saisit de la mémoire de l’esclavage dans les années 1920 pour contester le racisme qui en est issu et affirmer une « conscience noire » longtemps incubée, que Paulette et Jane Nardal, Aimé et Suzanne Césaire, Léon-Gontran Damas, portent dans des textes importants. Après-guerre, les espoirs déçus de la départementalisation des « vieilles colonies » en 1946 et le mouvement parallèle de la décolonisation, porté notamment par le martiniquais Frantz Fanon, nourrissent les revendications pour une pleine égalité outremer, et l’aspiration à une société enfin délivrée du racisme. En 2001, la France reconnaît par la loi « Taubira » l’esclavage et la traite comme crimes contre l’humanité : un retour aux sources de 1794 et 1848, et un appel à l’action pour l’égalité et la dignité de la personne en France comme dans le reste du monde, alors que la traite et l’esclavage moderne touchent encore plus de 28 millions de personnes dont près de 70% de femmes dans le monde.
Le combat pour la liberté et l’égalité n’est pas achevé. » Dans quels pays ?

ENTRETIEN AVEC FLORENCE ALEXIS, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION ET BARBARA WOLFFER, ADMINISTRATRICE DU PANTHEON

« Barbara Wolffer : Cette exposition trouve sa place au Panthéon, qui honore de nombreuses personnalités engagées dans la lutte contre l’esclavage, à des époques et selon des modalités différentes. Victor Schoelcher bien sûr, mais aussi l’abbé Grégoire, Louis Delgrès et Toussaint Louverture, parmi bien d’autres. En quoi est-ce important de travailler sur un tel sujet en 2023 ?
Florence Alexis : Le sujet de l’esclavage est difficile à aborder et très mal connu. Il ne saurait être seulement un puits de culpabilité ou de chagrin : son histoire révèle aussi la dignité, l’intelligence et le courage de figures historiques majeures, ignorées ou oubliées, entièrement investies dans le combat pour la liberté. L’exposition tente ici de répondre à un enjeu d’Histoire et de Mémoire.

B. W. : Le sujet connaît une certaine actualité, avec des expositions présentées récemment dans plusieurs villes de France. Quelle est la spécificité de cette exposition au Panthéon ? Comment avez-vous abordé le sujet ?
F. A. : Lorsque l’on parle de l’esclavage et de ses abolitions en France, le grand public ne connaît souvent que quelques figures : Schoelcher, parfois Louverture ou l’abbé Grégoire – un des grands législateurs de la première abolition en France en 1794. Mais longtemps avant eux, il existe une longue chaîne de combattants pour la liberté contre l’esclavage : sur le continent africain, sur les navires négriers et en Amérique. Nous avons voulu saluer l’éthique et le civisme de ceux qui s’y sont illustrés par leur vaillance et leur intelligence. C’est là le choix que nous avons fait avec Jean Marie Théodat, au cœur de l’espace géographique dit « atlantique », entre Europe, Afrique, et Amériques du XVIe au XXIe siècle, pour envisager cette histoire sous l’angle de figures connues ou méconnues qui ont contribué à activer des valeurs fondamentales, qu’il importe de continuer à défendre aujourd’hui.

B. W. : Le titre de l’exposition, « Oser la liberté », évoque l’audace dont ont fait preuve celles et ceux qui ont combattu l’esclavage. Pourriez-vous expliciter le choix de ce titre ?
F. A. : La liberté est le principe qui s’oppose à l’esclavage. C’est celle dont on va priver plus de 12,5 millions d’Africains déportés vers le continent américain du XVe au XIXe siècle. Les personnes qui en sont privées savent raviver cette idée de liberté au sein même d’un système brutal et déshumanisant.
Penser sa liberté constitue déjà une forme de courage et une audace inouïe quand on risque le marquage au fer rouge, la traque, l’amputation, voire la mort. Ces stratégies ont précédé l’oeuvre des abolitionnistes, l’ont nourrie et inspirée. C’est le récit de ces vies réunies que nous tentons de restituer dans cette exposition au Panthéon.

B. W. : Comment l’exposition est-elle structurée ? Comment s’articule le contexte de l’esclavage avec les figures de la lutte ?
F. A. : La première partie rend compte des débuts de la traite atlantique, définie par les historiens d’aujourd’hui comme une « première mondialisation », où les principales nations européennes rivalisent dans ce commerce d’êtres humains pour développer leurs économies concurrentes. C’est la marchandisation de la personne humaine, le marquage des corps, la surveillance, les sévices dictés par des textes juridiques qui encadrent ce négoce. 
La deuxième partie décrit le marronnage (fuite d’esclave) et ces révoltes incessantes qui mènent, à terme, aux deux abolitions en France, en 1794, puis 1848.
La troisième partie retrace les transitions d’une abolition à l’autre : Bonaparte devenu Premier consul rétablit l’esclavage en 1802 et capture Toussaint Louverture. Nous arrivons ainsi au magnifique Victor Schoelcher et à l’abolition de 1848. 
L’épilogue nous offre de mesurer les profondes séquelles laissées par l’esclavage : dans les rapports humains en métropole comme dans les outre-mer en léguant des préjugés et des discriminations qui durent encore.

B. W. : Comment rendre visibles les combats contre l’esclavage dans une exposition ? Quels documents, quelles œuvres vous permettent-ils d’en rendre compte ?
F. A. :
Pour l’illustrer, il y a des portraits peints, estampes, correspondances, cartes ou monnaies et des objets du quotidien en lien avec la vocation première de l’esclavage : faire des Africains déportés une énorme force productive. Ils produisent du café, du sucre, de l’indigo, du cacao, du tabac. Ainsi, en emblème de l’économie sucrière, le musée du Louvre a bien voulu nous prêter une admirable paire de sucriers issue de tables aristocratiques au XVIIIe siècle. Ils représentent des esclaves courbés sous le poids de fagots de canne à sucre. Nous exposons aussi un marbre antique qui montre qu’un esclavage domestique existe déjà à Rome et à Athènes. Nous présentons de très rares archives, des lettres autographes, notamment celle de Bonaparte à Toussaint Louverture et une lettre de Toussaint Bréda qui prend le nom de Louverture en 1793 (toutes deux prêtées par le grand collectionneur afro-américain Walter O. Evans), ou encore le décret de rétablissement de l’esclavage de 1802. Ces documents et objets font parler l’histoire, la rendent tangible.

B. W. : L’exposition est proposée dans la crypte, dans une galerie habituellement vouée à la présentation de l’histoire du Panthéon, à proximité des grands hommes et femmes qui reposent dans ce lieu et dont certains ont contribué à cette histoire. Cette proximité vous a-t-elle influencée ?
F. A. : L’exposition est conçue en osmose avec le monument. Rousseau et Voltaire écrivent contre l’esclavage. Bug-Jargal, premier roman de Victor Hugo à l’âge de seize ans, se situe à Saint-Domingue.
L’abbé Grégoire vote l’égalité des gens de couleur.
Je pense également, plus proche de nous, à Félix Éboué, fils d’esclaves émancipés qui entre solennellement au Panthéon aux côtés de Victor Schoelcher en 1949. Ou encore à Joséphine Baker, pour sa mobilisation en faveur des droits civiques et son combat humaniste.

B. W. : Vous évoquez là des figures connues. Quels sont par ailleurs quelques-uns des visages méconnus que le visiteur pourra découvrir ?
F. A. : Des personnages, femmes et hommes dont il est parfois très difficile de restituer le parcours parce qu’on en a gardé trop peu de traces. C’est le cas de beaucoup de « nègres marrons », comme Héva et Anchaing à l’île de La Réunion, François Mackandal ou Boukman à Saint-Domingue, Solitude qui combat en Guadeloupe auprès de Louis Delgrès. Une autre trop discrète mais remarquable trajectoire est celle de Julien Raimond, un « mulâtre » né d’une dame de couleur et d’un Landais venu s’enrichir à Saint-Domingue. Proche de l’abbé Grégoire, il joue un rôle politique de pivot en faveur des droits des gens de couleur dès 1784 devant le gouverneur de Saint-Domingue ; son parcours esquisse les tout premiers pas d’un combat politique vers l’abolition de l’esclavage. Marie-Thérèse Lucidor, blanchisseuse de son état, dont le père était sans doute un ancien soldat noir, qui sera l’une des voix qui chantent l’abolition au Temple de la Raison en 1794, nom donné alors à Notre-Dame de Paris. Jeanne Odo, doyenne affranchie de Saint-Domingue, bien que centenaire, mène la délégation en 1793 des gens de couleur devant le Club des Jacobins, puis devant la Convention pour y défendre l’abolition. Tous font palpiter ces pages de notre Histoire de France : à nous de les faire revivre. J’espère pouvoir partager cela avec les publics, la jeunesse, notamment avec les enseignants et les scolaires.

B. W. : Jean Marie Théodat, conseiller scientifique, a accompagné la préparation de l’exposition. Pourriez-vous évoquer votre collaboration ?
F. A. : Une collaboration extrêmement précieuse.
Jean Marie Théodat est docteur en géographie et maître de conférences à la Sorbonne. Il a également enseigné à l’université d’État d’Haïti. C’est un expert de ces aires économiques et culturelles, sur la question de la mondialisation et son histoire.
Il porte un regard global sur la question. On retrouve son approche dans le catalogue publié en accompagnement de cette exposition par les Éditions du patrimoine. Jean Marie Théodat, conseiller scientifique y démontre que l’esclavage est une économie ancienne, sans doute millénaire, pour l’humanité. En restituant cette profondeur historique, il ouvre notre perspective pour regarder la singularité de l’esclavage atlantique colonial français et ce chemin vers la liberté, relayé sur des siècles. Cette « généalogie de la liberté », comme nous l’appelons, c’est son apport crucial au projet.
Je me suis appuyée en confiance sur son expertise scientifique afin que cette histoire soit relatée avec toute la rigueur requise, à partir de faits historiquement incontestables, qui dépassent un traitement froidement statistique. »

« Toussaint Louverture, sagacité & habileté »
Par Florence Alexis

« Ici attribut de la vivacité et de l’habileté, de la tête "politique" que Toussaint Louverture démontra, la pintade, dit "oiseau nègre" à tête de vautour, foisonne dans les campagnes d'Haïti. La pintade est rebelle à la domestication (au point qu’on la surnomme ‘pintademarronne’), vigilante, féconde, rapide, rusée et avide de liberté, elle est un emblème de connaissance et d’esprit. Importée en même temps que les Africains capturés pour l’esclavage, stockée en cage, la pintade sert de garde-manger à bord du navire négrier.
Dans le mythe des spiritualités vodou, elle n’ignore rien de ce qui se passe sur terre comme au ciel.
Sentinelle alliée et blason du nègre marron, en vertu de savoirs africains millénaires (en terre bambara, ou dite ‘poule de Guinée’ en anglais), le volatile capte en premier toute intrusion ou imminence du danger : orage, cyclone, incendie, séisme ou éruptions volcaniques, grâce à sa réceptivité aux basses fréquences. Par son comportement, elle alerte à l’approche de la menace. D’où sa présence en semi-liberté à l’entour des campements marrons*, comme vigie aguerrie.
Il semblerait que l'oiseau ait autrefois figuré sur les armoiries du drapeau d'Haïti, juché sur deux bouches de canons...

* marron : esclave fugitif qui reconstruit sa vie, en liberté. »

« Cette lettre exceptionnelle marque l’entrée publique de Toussaint Bréda dit Louverture dans l’arène politique de Saint-Domingue. »
« Je suis Toussaint Louverture, mon nom s’est peut-être fait connaître jusqu’à vous. […]
Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue, je travaille à les faire exister. Unissez-vous et combattez avec moi pour la même cause.
Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage. […] »


« La Fondation pour la mémoire de l’esclavage est une fondation reconnue d’utilité publique, privée et autonome, créée en novembre 2019 qui agit pour l’intérêt général et la cohésion nationale. Son action est soutenue par l’État et des partenaires privés qui partagent son projet. Elle agit en collaboration avec la société civile, les territoires, le monde de la recherche, de la culture, des médias et de l’éducation pour transmettre l’histoire de l’esclavage mais aussi parler de ses héritages, par la culture, et pour la citoyenneté.
La FME est présidée par Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et sa directrice est Dominique Taffin.
« Oser la liberté. Figures des combats contre l’esclavage » est la première exposition que la Fondation pour la mémoire de l’Esclavage co-produit avec une grande institution française, le Centre des monuments nationaux.
Créée en 2019, présidée par Jean-Marc Ayrault, la FME est une fondation reconnue d’utilité publique, privée, autonome, soutenue par l’État. Elle a pour projet de montrer comment l’esclavage colonial a transformé la France, comment les combats pour son abolition ont aidé à fonder notre République, et comment leurs héritages continuent de marquer notre société.
Cette exposition exceptionnelle est une parfaite illustration de ce projet.
Par le choix du lieu tout d’abord : sa présence au Panthéon nous rappelle combien ce monument est chargé de références à la mémoire des combats contre l’esclavage, et comment ces combats ont contribué à forger nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
Par le choix des pièces présentées ensuite : en mêlant des archives précieuses, des œuvres d’époque mais aussi des créations contemporaines, elle nous montre comment la réalité de l’esclavage colonial et les événements extraordinaires qui ont conduit à sa destruction ont frappé les esprits en leur temps, et comment ils continuent d’inspirer les créateurs aujourd’hui.
Par son propos enfin : exposition incarnée, elle rend hommage aux femmes et aux hommes qui, au temps de l’esclavage, s’y sont opposés, et à celles et ceux qui, après l’abolition, ont continué à se battre pour l’égalité et la dignité humaine. En mêlant des figures déjà honorées au Panthéon et d’autres longtemps invisibilisées, au premier rang desquelles les personnes mises en esclavage elles-mêmes, elle fait oeuvre de réparation autant que de transmission. »


Florence Alexis et Jean Marie Théodat, Oser la libertéÉditions du Patrimoine. 2023. 160 pages - Relié - 24,5 x 32,5 cm. Nombre d’illustrations : 150. ISBN : 978-2-7577-0907-8. Prix : 35 €

Du 9 novembre 2023 au 11 février 2024
Place du Panthéon. 75005 Paris
Tél. : +33 (0)1 44 32 18 00
Tous les jours 10h - 18h
Visuels :
Copie manuscrite de l’Ordonnance / Edit du Roy ou
Code noir sur les Esclaves des Isles de l’Amérique
Mars 1685 à Versailles
H 39 x L 26 cm (registre fermé)
Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence (France)
© Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence

Joséphine Baker
par le Studio Harcourt, 1948
Négatif monochrome, négatif souple
18 cm x 24 cm
Charenton-le-Pont, Médiathèque du
patrimoine et de la photographie
© Ministère de la Culture - Médiathèque du
patrimoine et de la photographie, Dist.
RMN-Grand Palais / Studio Harcourt

Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue à la Convention (1747-1805)
par Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, 1797
Huile sur toile
159 cm x 112 cm
Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot

Portrait de Victor Schoelcher
par Henri Decaisne, 1833
Huile sur toile
116 cm x 96 cm (sans le cadre)
Propriété de la commune de Fessenheim – Haut-Rhin
© Commune de Fessenheim

Paire de sucriers à poudre : esclaves chargés de cannes à sucre
Vers 1730-1740
Ancienne collection de Louis-Henri, duc de Bourbon
Poids :1.556 kg et 1.546 kg
28,5 cm x 11 cm
Don de la Société des Amis du Louvre, 1995
Paris, musée du Louvre
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Martine Beck-Coppola

Toussaint Louverture
par François Cauvin, 2009
Acrylique sur canvas
92 cm x 121cm
© François Cauvin

Lettre de Toussaint Bréda dit Louverture
Lettre de Toussaint BREDA, Limbé
8 août 1793
31 cm x 19 cm
Collection Walter O. Evans et Linda J. Evans
© Walter O. Evans Foundation For Art and Literature

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