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« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
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dimanche 10 septembre 2023

« Ce qui reste » de Anne Zohra Berrached

Arte diffusera le 11 septembre 2023 à 22 h 45 « Ce qui reste » de Anne Zohra Berrached. « La vie d’un jeune couple d’immigrés en Allemagne dont l’homme va se radicaliser et changer la face du monde, le 11 septembre 2001... Une chronique sensible au travers du regard de l’épouse du terroriste. » 

« Ô vous, frères humains ». Luz dessine Albert Cohen 

Née à Erfurt (Allemagne), Anne Zohra Berrached a enseigné l’art dramatique à Londres (Royaume-Uni) durant deux ans. 

Son documentaire court Heilige & Hure (2010) a été présenté dans plus de 80 festivals de cinéma dans le monde. 

En 2016, elle a achevé ses études de cinéma à la Filmakademie de Baden-Württeberg. 

Son premier long métrage Two Mothers (Zwei Mütter, 2013) a été distingué par le Prix Dialogue en perspective de la Berlinale. 

Son deuxième long métrage, 24 Weeks (24 Wochen) a été présenté en avant-première lors de la Berlinale de 2016 et a reçu l’Ours d’argent du Meilleur film allemand.

« Hambourg, 1996. Étudiants en médecine, la Turco-Allemande Asli et le Libanais Saeed se rencontrent et tombent éperdument amoureux. Ils se jurent fidélité éternelle et se promettent de ne jamais révéler leurs secrets à quiconque. Malgré l’opposition de la mère de la jeune femme, l'avenir de leur union s’annonce lumineux et ils décident de se marier clandestinement. Mais Saeed, de plus en plus mystérieux, semble se radicaliser. Un jour, il décide de s’envoler pour le Yémen sans fournir d’explication. Il s’absentera bien plus longtemps que prévu... » 

« Inspiré des dernières années du Libanais Ziad Jarrah, un des kamikazes du 11-Septembre qui a vécu en Allemagne, le film adopte le point de vue de sa compagne, tenue à l’écart du funeste projet qu’il fomente. »

« Aveuglée par son amour, respectant son engagement de confiance absolue en son mari, la jeune femme ne prend pas la mesure de sa radicalisation, malgré les doutes et la colère qui l’animent lors de son absence. Asli reste fidèle à elle-même et à son serment alors que Saeed s'engage dans une voie insoupçonnée. »

« Sans forcer sur la dramatisation, avec beaucoup de finesse, Anne Zohra Berrached amorce une réflexion subtile sur les proches des terroristes en pointant les paradoxes de leur situation et, au-delà, sur les zones grises des couples. »

« Portée par la profondeur de ses sentiments pour Saeed, bien qu’elle ne le connaisse en réalité que superficiellement, Asli se perd, tandis que Saeed se montre d’autant plus enjoué et mutin que ses intentions deviennent macabres. »

« Un équilibre narratif transcendé par deux jeunes acteurs enthousiasmants, Canan Kir et Roger Azar. »


ENTRETIEN AVEC ANNE ZOHRA BERRACHED

« Qu’est-ce qui vous a inspirée pour réaliser « Ce qui reste » ?
Nous vivons une époque où de plus en plus de familles et de relations sont brisées par l’idéologie.
La scénariste Stefanie Misrahi et moi-même avons voulu porter à l’écran une histoire d’amour abîmée par celle-ci. Nous décrivons le moment qui précède le “big bang” de la polarisation politique, la fin des années 1990, un amour fou avec pour toile de fond un événement historique terrible qui, par sa violence et sa puissance symbolique, engendre un vide durable et une énigme en chacun de nous.
C’est un film sur le pouvoir et l’impuissance, la vie et la mort, un couple qui se bat, se ment pour se protéger, s’aime et se blesse. Une femme qui entre dans une situation qui change sa vie toute entière et bouleverse le reste du monde. Le centre du récit, c’est la figure tragique d’Asli, en qui, à la fin de l’histoire, quelque chose se trouve détruit à tout jamais. Elle ne peut pas s’empêcher de se demander si elle n’aurait pas pu faire autrement.
Avec les producteurs Roman Paul et Gerard Meixner, j’ai entrepris un travail de documentation sur les terroristes et leur femme. Ce matériau nous a servi de base, à la scénariste Stefanie Misrahi et moi-même, pour évoquer le destin de deux protagonistes qui ont émergé en partie de nos recherches et en partie de notre imagination. Ce ne sont pas les données que nous avons trouvées qui nous ont permis d’explorer les émotions d’une femme de terroriste : bien que nous ayons consulté une masse de documents, le film n’est pas le récit d’une séquence historique, mais plutôt ce que m’ont inspiré de nombreuses histoires et personnages que nous avons découverts.

Canan Kir et Roger Azar, les acteurs qui jouent Asli et Saeed, portent ce récit sur une période de six ans. Racontez-nous comment vous les avez découverts.
Même quand j’écrivais le script, je ne me voyais pas recourir à la méthode habituelle consistant à aller chercher dans un vivier d’acteurs connus. Pour tous mes films précédents, j’avais travaillé avec des personnes sans formation d’acteur pour les seconds rôles. Pour « Ce qui reste », je voulais contrebalancer l’événement mondial tragique vers lequel tend l’arc narratif du film par la présence d’acteurs qui ne seraient pas des visages connus et dont le jeu ne serait pas celui d’acteurs professionnels. L’idée était de travailler avec des visages nouveaux jusqu’aux rôles les plus mineurs afin d’arriver à un maximum d’authenticité, et de produire ainsi cet effet magique chez le spectateur d’avoir l’impression que cela aurait pu réellement se passer ainsi, qu’Asli et Saeed auraient vraiment pu avoir ces sentiments et ces comportements-là.
La directrice de casting Susanne Ritter et moi avons organisé un processus de casting qui a duré presque un an. J’ai travaillé avec plus de cinq cents acteurs et actrices amateurs, tous rôles confondus. Canan Kir s’est très vite approprié le rôle d’Asli. Elle a ce que j’aime chez une actrice — ce don de se projeter dans les situations, de les faire exister réellement, sans se regarder jouer.
Et puis Canan a quelque chose d’unique : le drame existentiel se lit dans son regard.
Mais j’ai eu du mal à trouver un acteur pour le premier rôle masculin. Notre film commence avec un jeune homme né de parents traumatisés par la guerre, qui vient juste d’arriver du Liban, un pays qu’il a fallu reconstruire. Beaucoup des candidats germano-libanais que j’ai vus pendant le casting m’ont plu, mais je trouvais que leurs origines libanaises n’étaient pas assez perceptibles.
Je me suis rendu compte qu’il faudrait aller chercher notre acteur au Liban. Avec le producteur Roman Paul, la scénariste Stefanie Misrahi, et le directeur de casting à Beirut Abla Khoury, nous avons fait un casting en anglais et en français avec cent-vingt acteurs pendant trois semaines à Beyrouth. Roger Azar était l’avant-dernier acteur à entrer dans la pièce. Je n’oublierai jamais la force, l’empathie et la fierté avec lesquelles il a joué Saeed. Tout au long du tournage, nous avons cherché à rester à la hauteur de cette première performance. Mais ma méthode de travail ne favorise pas la répétition : il n’y a jamais deux prises identiques.
Je savais que nous avions découvert de grands talents, mais il leur fallait improviser en allemand et pas seulement apprendre un script par coeur. Roger devait apprendre à penser en allemand pour pouvoir réagir spontanément. Nous lui avons fourni un appartement à Berlin, nous lui avons donné un peu d’argent et, avec l’aide de l’Institut Goethe, nous lui avons fait prendre des cours d’allemand six jours par semaine pendant près d’un an. Non seulement Roger a un grand talent d’acteur, mais il est très doué pour l’apprentissage des langues.

Comment vous êtes-vous préparés pour le tournage ?
Canan Kir, Roger Azar et moi avons commencé nos répétitions improvisées un an avant le tournage. Lors de la première phase, mon souci était de poser les bases et de construire une relation de confiance avec les acteurs. Nous nous retrouvions un week-end sur deux dans mon salon pour répéter leur vie de couple de manière générale : deux personnes qui tombent amoureuses, une relation de couple, des problèmes de couple…
La deuxième étape, avant même que les acteurs ne lisent le script, était de faire des répétitions improvisées de situations tirées du script : j’indiquais les situations, et Canan et Roger les interprétaient. Les répétitions étaient filmées et évaluées, et le script s’en est trouvé modifié.
Parfois, nous avons réécrit des scènes entières en termes de séquence et de dialogue. Le script a donc en fait été créé par l’interaction entre les sensibilités et l’improvisation des acteurs.
Après environ six mois de travail purement improvisé, Canan et Roger ont lu le script pour la première fois. Nous avons immédiatement commencé à analyser le script tous ensemble. Nous avons changé certaines scènes une fois de plus et j’ai pu passer au tournage avec une idée claire et partagée qui nous a permis d’éviter les questions, les discussions, et les ambiguïtés quand nous filmions.

Qu’est-ce qui était important pour vous sur le plateau de tournage ?
Cela ne m’intéresse pas que les acteurs se regardent jouer, s’évaluent, et fassent semblant. Les acteurs ont besoin qu’on leur permette de laisser le jeu venir de l’intérieur pour arriver à quelque chose d’authentique, à un jeu qui ne semble pas théâtral et artificiel.
Le plateau de tournage, avec tous les gens qui y travaillent, la technique, la caméra, est globalement mauvais pour le jeu d’acteur. Tout au long de la préparation et du tournage, tous les chefs de postes ont préparé les lieux et les éclairages pour faire en sorte que les acteurs aient une liberté de mouvement totale. Ils pouvaient utiliser certains meubles et on leur avait laissé le temps de s’approprier les lieux où les personnages évoluaient. Canan a fait le lit de l’appartement d’Asli, lavé la vaisselle et s’est servie dans le frigo ; Roger a passé quelques nuits dans l’appartement de Saeed. Ils ont porté leurs costumes chez eux pendant des journées entières.
Il y a un autre obstacle au jeu authentique : les acteurs eux-mêmes. Le manque de confiance en eux qu’ils peuvent éprouver, la planification, leur idée préconçue d’une scène qu’ils risquent de dérouler sans vraiment entrer dans l’instant. D’après mon expérience, les acteurs donnent leurs meilleures performances, paradoxalement, en oubliant tout ce qu’ils ont appris devant leur miroir en répétition et qui est entré dans leur subconscient, et quand ils revivent la scène.
C’est précisément ce que nous avons proposé aux acteurs lors des répétitions. Nous leur avons permis, au moment où ils entendaient “action”, de vraiment vivre la scène, la sentir, la faire vivre. C’est pour cela que je n’ai pas fait de répétitions pendant le tournage ni même pendant le mois qui l’a précédé.
Nous avons tous trouvé ces cinq mois de tournage sur trois continents épuisants. Le dévouement magistral dont Canan et Roger ont fait preuve pour ce film force mon respect absolu !

Comment avez-vous orchestré la conception des décors et des costumes, le langage visuel du film ?
« Ce qui reste »  commence par un amour naissant, naïf. L’insouciance sans entrave qu’on peut connaître quand on a vingt et quelques années devait être palpable dans la palette de couleurs et dans les lieux choisis — les tons pastels, presque une impression de voir le monde à travers des lunettes roses, et cette ambiance post-RDA qu’on ressentait encore fortement dans les années 90. Au début du film, le manège est un symbole de ce qui vient : un monde presque féérique, rustique, cette Allemagne côtière où une Germano-Turque et un Libanais se rencontrent. Le début du film exprime la jeunesse et la vivacité, et se termine sur des tons plus sombres, des couleurs plus saturées et une scénographie plus foisonnante.
Je tenais à ne pas glorifier à outrance les années 90, l’époque à laquelle commence le récit, par le biais des décors et des costumes (comme c’est si souvent le cas dans les films historiques).
Je ne voulais pas noyer les deux personnages principaux et leur conflit dans des toiles de fonds envahissantes, ni laisser le décor nous distraire de l’essentiel. Nous ne voulions pas que notre film ait une démarche purement réaliste, mais plutôt qu’il captive les spectateurs par des moyens subtils, imperceptibles, tout comme Asli est ensorcelée par Saeed. Contrairement à ce que j’ai fait dans mes autres films, je tenais à contrôler strictement le style visuel tout en gardant un aspect naturel en utilisant une caméra à l’épaule.
Parce que les années 90 sont de nouveau à la mode et qu’on y fait souvent référence dans la pub et dans les clips, la costumière Melina Scappatura a choisi d’aller délibérément à contrecourant.
En choisissant les costumes, elle s’est toujours demandé : quand est-ce qu’une coupe ou une matière commence à faire trop branchée ? Et ainsi, elle a conçu son propre look années 90 très discret.

En tant qu’Allemande ayant grandi en Allemagne de l’Est et fille d’un père algérien, à quel point vous reconnaissez-vous en Asli et dans son histoire ?
Comme notre personnage principal Asli et son mari Saeed, j’ai grandi dans deux mondes à la fois.
En tant que fille d’un immigré algérien en RDA, je sais ce que c’est que de chercher l’équilibre entre un mode de vie occidental et la culture musulmane. Mon père n’était musulman que lorsque cela l’arrangeait. Quand nous avions des visiteurs d’Algérie, on ouvrait le Coran, on priait et on ne mangeait pas de porc. Mon père avait du mal à vivre sa foi en Allemagne. « Ce qui reste »  est aussi l’histoire des contrastes qu’affrontent les immigrés venus du monde musulman, leurs interactions les uns avec les autres, et la manière dont ils expriment leurs sentiments.
Asli et Saeed se sentent tous les deux à la fois étrangers et chez eux en Allemagne. C’est important pour moi de montrer la diversité des musulmans qui vivent en Allemagne. La mère d’Asli est conservatrice du point de vue des traditions, mais pas dans sa manière de pratiquer la religion. C’est une différence à laquelle on fait trop peu attention dans le débat public. Les pratiques des conservateurs sont souvent plus traditionnelles que religieuses. Ni Asli ni sa mère ne portent le voile, alors que la soeur d’Asli a choisi de le porter et d’être plus pratiquante. Je ne voulais pas traiter ce sujet de manière explicite, je préférais l’évoquer en passant, de manière indirecte.
Saeed vient d’une famille très libérale. Arrivé en Allemagne, il se sent étranger et trouve un refuge familier dans une religion vers laquelle il se tourne de plus en plus. Il ne parle pas de ce changement avec Asli. Elle le sent, mais elle ne pose pas de question, ou ne le fait que très tard. La manière dont Asli repousse les problèmes, refoule des sentiments et des besoins qui pourraient tendre ses relations avec les autres peut sembler inhabituelle d’un point de vue occidental, mais est généralement considérée comme un signe de politesse dans les cultures arabes et turque.
C’est quelque chose que je connais très bien, de par mes origines. Souvent, ce n’est pas la vérité qui compte, c’est la préservation des relations personnelles. Le mariage, la famille ne doivent pas être menacés ni abîmés, et on les fait parfois passer avant nos propres besoins essentiels.
En revanche, les sentiments comme la tristesse, la joie et la colère s’expriment directement, fortement, et immédiatement. C’est pour cela que je voulais qu’il y ait dans mon film beaucoup de paroles, de cris et de pleurs, tandis qu’on ne parle que très peu des besoins. J’ai écrit et réalisé la scène avec les parents de Saeed au Liban en m’inspirant de moi-même et de ma famille arabe. On y voit un couple dans une situation hors du commun ; ils agissent de manière impulsive, d’une manière qu’on aurait du mal à imaginer dans une famille allemande. D’un autre côté, on voit Asli en plein dilemme sur la manière de faire face à la radicalisation de son grand amour. On voit le mal qu’elle a à partager ses problèmes avec ses parents ou avec Saeed, de peur d’être une mauvaise épouse, une mauvaise fille ou belle-fille. Notre film ne fait jamais de surplace : les personnages se meuvent à travers l’espace et les émotions, qu’ils les refoulent ou qu’ils s’y livrent avec fracas.

Au final, Asli et le public se trouvent confrontés à la question de la culpabilité — la culpabilité de ne pas savoir ou de ne pas avoir voulu savoir. Comment avez-vous décidé de la manière de conclure votre film ?
J’avais décidé de faire un film sur le drame humain qui se déroule lorsqu’une femme est forcée de voir l’homme qu’elle aime devenir un inconnu. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est la manière dont Asli affronte les doutes qui l’assaillent. Elle sait que Saeed mijote (peut-être plutôt prépare ?) quelque chose, mais elle n’est pas prête à aller jusqu’au bout de la confrontation avec lui. Elle aime Saeed et elle sent que si elle va plus loin, leur relation va s’effondrer. Asli garde le silence pour préserver leur amour. Elle ne se bat pas pour ses convictions. Elle ne dit pas tout haut ce qu’elle pense ; elle agit discrètement parce que c’est comme cela qu’elle a appris à se comporter, cela fait partie de son identité.
C’est un personnage qui agit de manière passive. Un rôle principal passif, c’est terrible pour un scénariste. C’était un défi pour Canan Kir, pour la scénariste Stefanie Misrahi et pour moi de dépeindre les mécanismes de refoulement sans lui donner l’air ignorante ou naïve. Nous avons voulu qu’Asli soit ambitieuse et intelligente ; elle a réussi beaucoup de choses compte tenu de ses origines familiales. Sa mère et sa soeur mènent des vies qui n’ont rien à voir avec la sienne.
Asli a dû lutter d’arrache-pied pour atteindre le mode de vie qu’elle a choisi. Pour moi, Asli est un personnage fort, et pourtant elle n’agit pas avec force dans ses relations avec les autres. Nous avons créé des scènes entre Asli et sa mère pour montrer combien elles s’aiment, mais comme dans sa relation avec Saeed, Asli a beaucoup de mal à s’opposer à sa mère autoritaire — en tout cas pas directement. Alors pour ne pas mettre en danger sa relation avec sa mère, elle manigance dans son dos. Asli n’a jamais appris à résister à l’autorité.
Pour moi, c’est un film sur une femme qui comprend, mais qui comprend trop tard, qu’elle aurait pu agir plus librement. J’espère que le film donnera envie aux spectateurs de secouer Asli, de la réveiller et de lui dire : “Parle à Saeed, pose-lui plus de questions ! Ne te contente pas de ce qu’il te dit ! Libère-toi et écoute ton coeur, même si cela te coûte.”
A la fin du film, Asli arrive à un point auquel elle pensera toute sa vie. Nous connaissons tous des moments de ce genre. En regardant en arrière, nous nous demandons pourquoi nous avons agi de cette manière. Est-ce que c’était inconscient ? Est-ce que c’est quelque chose que nous avons subi ? Est-ce que nous l’avons refoulé ? Avons-nous volontairement détourné le regard ?
C’est là que nous aimerions défaire quelque chose mais ne le pouvons pas. C’est le cas de cette complicité qui hantera toujours Asli.
Je cherche à faire des films qui ne donnent pas de réponses à la fin mais qui laissent les spectateurs avec des questions, des questions difficiles auxquelles chacun répond différemment.
« Ce qui reste »  pose la question : “Est-on coupable si l’on ne veut pas reconnaître la vérité, qu’on n’en a pas subi les conséquences ou qu’on les a ignorées délibérément ?” Quelle est la culpabilité d’Asli si elle a agi par amour et en cohérence avec ce qu’elle a appris ?

Même si son histoire se passe dans les années 90, Asli semble symboliser, de manière métaphorique, la vie d’aujourd’hui en Europe — les Européens qui s’accrochent désespérément à leur mode de vie, à leur confort, leur sécurité et leur liberté, et qui parfois ferment les yeux sur la violence, la répression et la destruction dont leur vie dépend parfois. Asli est-elle une sorte de Cassandre, un avertissement ou un exemple auquel nous devrions prêter attention ?
Asli est dans l’oeil du cyclone. On peut se dire que, si elle avait vraiment fait l’effort de savoir ce qu’il se passait, il n’aurait pas été complètement impossible qu’elle anticipe le désastre et qu’elle fasse quelque chose. C’est là qu’on peut comparer avec l’Union européenne. Cela soulève la question de savoir ce qu’est un citoyen compétent. Est-ce que c’est celui qui croit que les gouvernants savent ce qu’ils font et qu’on peut leur faire confiance, ou plutôt celui qui essaie toujours d’obtenir assez d’informations pour jouer son rôle de citoyen en démocratie ? Dans l’histoire européenne, c’était autrefois la généalogie qui déterminait qui aurait le pouvoir. La démocratie est encore jeune, tout comme Asli, qui n’a pas encore émergé du nid de sa mère envahissante.
Peut-être que, comme Asli, les citoyens de pays occidentaux doivent apprendre à ne plus détourner le regard, à admettre, même si cela fait mal, que quelque chose ne va pas, que notre démocratie est imparfaite. Que nous retrancher là où n’avons plus de vue d’ensemble mais juste un semblant de paix n’est pas une solution, et qu’on finit par le payer.
Au bout d’un moment, la radicalisation est trop avancée pour qu’on puisse récupérer les gens.
Asli le sent quand Saeed revient après avoir disparu. L’amie d’Asli lui conseille de le quitter, mais elle fait le contraire.
Dans le bouddhisme, on dit qu’on crée du bon ou du mauvais karma selon ses intentions lorsqu’on fait des choses qui peuvent avoir des conséquences graves. On se demande si les intentions d’Asli étaient égoïstes ou si elle a agi par amour pour son mari. On ne peut jamais vraiment savoir si on peut continuer à éprouver de la sympathie pour elle ou si ses intentions la rendent définitivement coupable. C’est-à-dire que nous distinguons les actions subconscientes et un refoulement plus ou moins conscient, et nous évaluons ces choses de manière différente.
Avec la colonisation, par exemple, les Européens ont consciemment opprimé des peuples pour s’approprier leurs richesses. Nous n’avons pas encore vraiment ouvert les yeux là-dessus ; c’est plutôt que nous avons consciemment remodelé notre culpabilité pour la changer en dénigrement, et même en destruction des autres dans le but de nous enrichir. C’est une question de pouvoir avant tout.
Dès le début, Asli n’a pas de pouvoir tangible à préserver ou à développer. Le bénéfice qu’elle tire de son aveuglement est d’ordre émotionnel. Elle ne cherche pas consciemment à faire du mal.
J’ai choisi de ne pas m’attarder sur ce qu’elle sait ni sur ce qu’elle aurait pu savoir, ce que Saeed fait à son insu. On sait ce qui se passe, on ne peut pas dire le contraire, pas plus que lorsqu’un zoo humain ou une boutique coloniale ouvre dans votre ville, ou quand le crématorium sur la colline de Buchenwald commence à faire de la fumée.
En Europe aujourd’hui, nous ne pouvons plus être en paix avec la notion d’action inconsciente.
Quand les gens se noient en Méditerranée, cela se passe sous nos yeux. Quand des compagnies minières en Afrique exploitent des enfants pour soutenir notre croissance, nous le savons et nous sommes consentants. Nous refoulons tout cela, et cela nous rend coupables. Mon film ne tranche pas la question de savoir si Asli refoule les choses ou si elle agit de manière subconsciente. »


« Ce qui reste » de Anne Zohra Berrached
France, Allemagne, 2018, 1 h 51
Production : Razor Film Produktion GmbH, Haut et Court, Zero One Film,  NDR, ARTE France Cinéma 
Producteurs : Roman Paul, Gerhard Meixner, Christiane Sommer
Scénario : Stefanie Misrahi, Anne Zohra Berrached
Image : Christopher Aoun
Montage : Denys Darahan
Musique : Evgueni Galperine, Sacha Galperine
Avec Canan Kir (Asli), Roger Azar (Saeed), Darina Al Joundi (Suleima), Hans-Jürgen Alf (le coiffeur), Ceci Chuh (Julia), Aziz Dyab (Karim)
Sur Arte les 11 septembre 2023 à 22 h 45, 19 septembre 2023 à 2 h 50
Sur arte.tv du 11/09/2023 au 10/10/2023
Visuels : © Razor Film Photo / Christophe

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