Le musée Marmottan Monet présente l’exposition « Néo-romantiques, un moment oublié de l’art moderne 1926-1972 ». « Près d’une centaine d’œuvres, issues de collections privées et publiques font (re) découvrir l’un des premiers mouvements post-modernes fondé sur la remise en cause de l’abstraction et sur le retour à la figure. »
De Delacroix à Matisse. Dessins du musée des Beaux-arts d'Alger
« Une lutte moderne. De Delacroix à nos jours »
« Une lutte moderne. De Delacroix à nos jours »
« En février 1926, une exposition à la Galerie Druet à Paris fut l’événement artistique et mondain de la saison. Elle présentait un groupe de jeunes peintres qui prenaient acte de l’épuisement de l’abstraction moderniste, et proposaient un retour vers une nouvelle forme de figuration. On peut y voir le premier mouvement post moderne en quelque sorte de l’histoire. Il s’agissait des français Christian Bérard et Thérèse Debains, des russes Pavel Tchelitchew, Eugene et Léonide Berman, du hollandais Kristians Tonny. »
« Le critique Waldemar George, qui prit immédiatement conscience du sens que revêtait cette exposition baptisa les peintres ainsi rassemblés du nom de « néo-romantiques » ou « néo-humanistes ».
« James Thrall Soby, important collectionneur et figure de l’art moderne aux USA, publia, dix ans plus tard, le seul livre, au demeurant fondamental, qui leur ait jusqu’à présent été consacré : After Picasso. Titre significatif car il met au centre de leur démarche à la fois la figure et l’influence formidables de Picasso (en particulier dans ses périodes bleue et rose) et la volonté (ou l’impossibilité) de le dépasser, de dégager de nouvelles voies. Il serait de ce point de vue plus judicieux de voir en eux des « néo-maniéristes », comme le proposa André Chastel, dressant le parallèle avec la problématique des peintres qui durent assumer l’héritage écrasant de Léonard et Michel-Ange. »
« Quoique liés d’amitié, ces divers artistes ne furent pas réunis dans l’unité d’un mouvement, et suivirent ensuite, en particulier à cause de la guerre, des trajets divers. Si Bérard resta à Paris, où il devait mourir prématurément, les frères Berman et Tchelitchew partirent pour les États-Unis où ils restèrent de longues années avant de revenir en Europe, à Rome singulièrement, où Tchelitchew et Eugene Berman finirent leur carrière. »
« Conséquence de ce cosmopolitisme assumé, l’histoire du « néo-romantisme » implique des figures aussi diverses que celles de Gertrude Stein (qui en parle dans l’Autobiographie d’Alice B Toklas), Alfred Barr, Lincoln Kirstein, George Balanchine, le musicien Virgil Thompson, Chick Austin du Wadsworth Atheneum, George Platt Lynes, Joseph Cornell et le galeriste Julian Levy aux États-Unis ; Edward James, Cyril Connolly, Edith Sitwell, Cecil Beaton, Peter Watson, mais aussi deux débutants – Lucian Freud et Francis Bacon – en Angleterre. »
« Berman et Tchelitchew furent aussi des figures importantes de la scène artistique italienne dans les années soixante, retrouvant de Chirico, qui avait été une figure majeure de leurs débuts, et son frère Alberto Savinio. »
« Enfin, figures de la mondanité de l’époque, ces peintres furent liés à des figures telles que celles de Christian Dior (qui organisa leur seconde exposition), Marie Laure de Noailles, Marie Blanche de Polignac (fille de Jeanne Lanvin), Elsa Schiaparelli ou Helena Rubinstein (dont Tchelitchew décora l’appartement de l’ile Saint-Louis). »
« Marginal en apparence seulement, ce chapitre méconnu de l’histoire de l’art moderne fait non seulement le lien entre Picasso, le surréalisme et les grands figuratifs du XXe siècle (auxquels ajouter Balthus) – mais aussi entre les différentes formes d’art : peinture, opéra et ballet, auxquelles ils s’intéressèrent et pour lesquels ils créèrent des spectacles mémorables. »
« L’exposition met à l’honneur les artistes ayant participé à ce courant, tels que le français Christian Bérard (1902-1949), les russes Pavel Tchelitchew (1898-1957), Eugène (1899-1972) et Léonide Berman (1898-1976) et le hollandais Kristians Tonny (1907-1977). D’abord réunis à Paris, dans les années 1920, ces derniers vont participer à la scène artistique américaine, anglaise et italienne créant des ponts entre Picasso, le surréalisme, les figuratifs du XXe siècle et les arts vivants pour lesquels ils créèrent des spectacles mémorables. »
Le commissariat est assuré par Patrick Mauriès, critique d’art et historien.
PARCOURS DE L’EXPOSITION
« Il est plutôt réconfortant de penser que l’histoire de l’art moderne, dont on imagine connaître les moindres détails, recèle encore des zones d’ombre et des terres inexplorées. C’est que le grand récit de cette histoire de l’art au cours du XXe siècle se paie de silences et d’omissions que le temps contribue à réparer. Tel est le cas du courant néo-romantique resté dans les marges des mouvements artistiques, tout en jouissant d’une réputation discrète et du soutien de personnalités aussi fameuses que Gertrude Stein, Julien Green ou Jean Cocteau. »
« La présente exposition est la seule d’une telle ampleur à être consacrée à ce mouvement depuis son apparition en 1926. Elle rassemble à nouveau, à près de cent ans d’écart, les participants de la manifestation initiale qui, organisée à l’improviste par de jeunes artistes liés d’amitié, devait cristalliser une nouvelle sensibilité et trouver un écho non seulement en France mais en Europe et aux États-Unis jusque dans les années 1970. »
UNE ACADÉMIE IMAGINAIRE
« Artiste excentrique et touche-à-tout, Sir Francis Rose (1909-1979), dont on retrouvera un ensemble d’œuvres dans le parcours de l’exposition, passa son adolescence dans le sud de la France et fréquenta très tôt un milieu dont sa mère, particulièrement fantasque, était familière : d’Isadora Duncan à Jean Cocteau, Christian Bérard ou Max Jacob. Il s’installa à Paris entre 1929 et 1936, se forma auprès de Francis Picabia et, bizarre binôme, Jose Maria Sert, avant de se voir chaperonné par Gertrude Stein qui lui témoigna d’une indéfectible amitié. Jamais a court d’entregent, il mena des les années 30 une carrière internationale entre Paris, Londres et New York. »
« La toile imposante que l’on présente ici, composée en 1938, fut exposée au Petit Palais l’année suivante et revient aujourd’hui a Paris pour la première fois… Elle rassemble des figures aussi diverses que l’historien Henry-Russel Hitchcock, le danseur Serge Lifar, le galeriste Georges Maratier, l’écrivain Louis Bromfield, le musicien Virgil Thomson ou la poétesse Natalie Clifford Barney ; ils entourent Christian Berard, Pavel Tchelitchew, Jean Cocteau, Gertrude Stein ou Alice B. Toklas dans ce que l’on peut considérer comme une sorte d’académie imaginaire du Néoromantisme. »
« PICASSO ET APRÈS … »
…Ou ≪ d’après Picasso ≫ ?... le double sens du titre du premier ouvrage consacre aux Néo-Romantiques en 1935 par leur ami, critique et collectionneur américain, James Thrall Soby (1906-1979), donne une clef de lecture essentielle du mouvement. »
≪ Après Picasso ≫ : comme les maniéristes du XVIe siècle italien, qui eurent a s’affirmer devant les œuvres écrasantes de Leonard, Raphael ou Michel-Ange, Berard, Tchelitchew et les frères Berman se trouvèrent confrontes à la création déjà immense et multiple de Picasso et durent trouver une façon d’y répondre. »
≪ D’après Picasso ≫ : ils le firent en partie en retournant pour ainsi dire cette œuvre contre elle-même, et en s’appuyant sur la thématique mélancolique, le chromatisme contenu des périodes rose et bleue pour tracer une nouvelle voie face a celles du cubisme et de l’abstraction dans lesquelles Picasso était alors engage et qui dominaient la scène artistique, au risque de se figer en un nouvel académisme. »
« On ne saurait évidemment réduire l’approche néoromantique a cette seule clef de lecture : le premier surréalisme, l’œuvre de Giorgio de Chirico, la peinture ≪ Métaphysique ≫ italienne -- que les jeunes artistes découvraient alors chez des galeristes influents comme Paul Guillaume, les œuvres des frères Le Nain, de Degas, Manet ou Vallotton comptent aussi parmi les sources d’inspiration puissantes du nouveau ≪ climat ≫ néoromantique qui apparait au tournant des années 20. »
« Ce sont des gares ornées d’une horloge, des tours, des statues, de grandes places désertes ; à l’horizon passent des trains de chemins de fer. » Ainsi Apollinaire, louant son « art cérébral et intérieur », décrit-il, dans un article de 1913, les toiles récentes de Chirico, qu’il qualifie fameusement de « métaphysiques ». De retour en Italie, après son entrée en guerre, en 1915, Chirico reprend l’épithète et, systématisant sa démarche, fonde avec Carlo Carrà, en 1917, le mouvement de la pittura metafisica. Né à Vòlos, en Grèce, en 1888, dans une famille profondément cosmopolite, sujette de la maison de Savoie, Chirico a d’amples lectures, en particulier celle de Nietzsche, dont il voudra traduire sensiblement la doctrine de l’éternel retour. Sa « métaphysique » est celle d’un au-delà de la logique qui révèle la fragilité du sens. « Écriture de songe » dira aussi à son propos le peintre Soffici, et elle l’est très littéralement dans cette toile transcrivant un rêve où lui sont apparus, relate Chirico, « deux artichauts de fer ». Associations déroutantes, sous l’emblème de la « solitude du signe », pour reprendre son expression, qui sont l’une des marques de sa peinture. Le virage qu’il lui imprime, à partir de 1919, lui aliènera progressivement les surréalistes jusqu’à lui valoir l’anathème final d’André Breton. La référence commune à Chirico n’en reste pas moins le point de contact essentiel entre la constellation néo-romantique et le surréalisme. En 1964 encore, Eugène Berman désignera la « peinture métaphysique de Chirico », découverte avec son frère en 1922 chez le marchand Paul Guillaume, comme une influence déterminante sur le groupe de ses amis. »
« Né dans le Piémont en 1881, Carlo Carrà travailla comme décorateur mural avant de suivre à Milan les cours de l’Académie Brera. Il compta à partir de 1910 parmi les principales figures du futurisme, qui célébrait la vitesse, le mouvement, les foules. Célébration qui coïncidait alors chez lui avec des sympathies politiques avancées et donna lieu à l’un de ses tableaux les plus connus, les Funérailles de l’anarchiste Galli. Sa lecture personnelle du cubisme et la découverte des peintres naïfs l’amènent à une forme de primitivisme qu’on a pu qualifier de « roman » par sa solidité. Avec Chirico, rencontré à l’hôpital militaire de Ferrare en 1917, et en qui il voyait déjà une « modernité rattachable à la majesté de l’art antique », il est à l’origine de la « peinture métaphysique ». Il poursuit ensuite ses recherches dans le sens d’un purisme formel qu’il place sous le signe des artistes du Trecento et du premier Quattrocento, Giotto et Masaccio en particulier. »
« Son œuvre marqua les frères Berman lors de leur voyage italien de 1926. Plus largement, les néo-romantiques sont en relative consonance, sans en partager les présupposés idéologiques, avec le courant du Novecento, auquel se rattache également Carrà, qui prône une forme de « retour à l’ordre » qui prend acte de l’assèchement des avant-gardes et puise dans une tradition nationale. Une nostalgie essentielle, comme sans objet, habite Ponte Caricatore (« l’embarcadère »), tableau peint en Toscane, à Forte dei Marmi, et qui reprend en partie une symbolique et des éléments présents dans des toiles antérieures comme L’Attente ou Le Pin sur la mer. »
L’EXPOSITION DE 1926
GALERIE DRUET, RUE ROYALE, 1926
« Fin février 1926, quelques jeunes artistes, tout juste sortis de l’académie Ranson ou ils avaient suivi les cours d’Edouard Vuillard, Felix Vallotton et Maurice Denis, profitèrent des liens de l’un d’entre eux, Pierre Charbonnier (1897-1978), avec la galerie pour organiser un accrochage de fortune. Outre ce dernier, artiste encore largement sous-estime, il s’agissait de Christian Bérard (1902-1949) et Thérèse Debains (1897-1974), d’un jeune prodige hollandais, Kristians Tonny (1907-1977) et de trois jeunes russes ayant fui la révolution de 1917 : Pavel Tchelitchew (1898-1957), Eugene Berman (1899-1972) et son frère Léonide (1896-1976). »
« Ils se distinguaient a quelques traits : le retour à la figuration dans le contexte du cubisme triomphant, une certaine prédilection pour la représentation du visage et celle de paysages plutôt fantomatiques, une pate souvent épaisse et granuleuse, le refus des contrastes de valeurs au profit d’infimes variations tonales dont résultait une surface picturale sombre, à la limite parfois du monochrome. C’était une peinture de la mélancolie, de l’exil et de la nostalgie. »
« Aussi discrète et improvisée qu’elle fut, cette exposition précipita un sentiment et une attente diffuse et fut considérée par des personnalités aussi diverses que Gertrude Stein, le critique Waldemar-George puis l’auteur, quelques années plus tard, d’un livre fondateur, James Thrall Soby, comme la manifestation d’un nouvel esprit du temps qui devait passer dans l’histoire sous le terme de Néoromantisme. »
CHRISTIAN BÉRARD
« Fils unique d’une famille bourgeoise parisienne, Christian Berard (1902-1949) montre très tôt des dispositions pour le dessin et passe des le début des années 1920 par l’académie Ranson, créée notamment par Maurice Denis et Edouard Vuillard, et comptant parmi ses enseignants Paul Serusier ou Felix Vallotton. C’est là qu’il fait la connaissance d’Eugene et Léonide Berman, de Theresa Debains ou Pavel Tchelitchew avec lesquels il participe à l’exposition séminale de la galerie Druet en 1926. »
« Le succès de ses premiers décors de théâtre dans les années 30, celui aussi des illustrations — tant de livres que de magazines — qu’il exécutait avec une rapidité et une virtuosité déconcertante, l’éloigne peu a peu de la peinture et lui vaut une réputation de touche à tout mondain et frivole qui le desservira longtemps. »
« Il exprimait son désir de retourner à la peinture lorsqu’il mourut prématurément en 1949, usé par le travail, le succès et la drogue. »
« Clochard magnifique aux vêtements maculés de peinture et à la barbe ≪ constellée de diverses créatures ≫ selon l’une des rédactrices de mode qu’il côtoyait, Bérard reste aujourd’hui connu du grand public pour les décors et costumes qu’il imagina pour La Belle et la Bête ou L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau. Mais son œuvre picturale fut constamment et discrètement recherchée par des amateurs aussi éclairés que Julien Green, Marie-Laure de Noailles ou Yves Saint Laurent. »
« Le temps semble être venu désormais d’apprécier à leur juste mesure ses toiles poétiques et troublantes, inspirées par Vallotton, le Picasso de la période Rose ou encore Degas, qui enchantent par leur beauté mélancolique. »
« Bérard à ses débuts adopte la palette presque monochrome, sourde, éteinte, qui est aussi celle que privilégient alors les autres néo-romantiques. Le trait est encore sommaire, mais ces tableaux, qui puisent à de multiples sources, dont à l’évidence les portraits du Fayoum et les fresques romaines, irradient une présence fantomatique, envoûtante. Le contraste n’en est pas moins saisissant avec les portraits exécutés à peine trois ans plus tard : le critique James Soby souligne l’importance, à cet égard, du double autoportrait intitulé Sur la plage, peint en 1933, image surréelle d’un être bicéphale et androgyne, enveloppé d’une grande tunique. Il se détache sur un fond de montagne dans un camaïeu de gris bleutés qui contraste avec le jaune pâle de la plage où il est allongé. Le même raffinement chromatique, avec cette fois une dominante d’ocre et de jaune sur un arrière-plan pommelé de bleu, relevé de violine et de blanc, se retrouve dans les Deux autoportraits sur la plage, ici présenté. Comme dans le mythe du Banquet de Platon, le corps androgyne s’est divisé, donnant naissance à deux incarnations du peintre, qui semble étrangement s’y donner congé à lui-même. Soby attribue à l’étude, en particulier des portraits de Degas, un rôle essentiel dans le surgissement de cette nouvelle manière, à la fois dans l’épuration des formes et la délicatesse du coloris ; source d’inspiration à laquelle s’ajoutent des réminiscences de la période rose de Picasso, de Derain et de Modigliani. »
« Né en 1904, fils d’un colonel des hussards de la garde impériale, Boris Kochno, tout comme Tchelitchew ou les frères Berman, dut prendre le chemin de l’exil à la suite de la révolution d’Octobre. Après un détour par l’Ukraine indépendante puis la Turquie, il devint à Paris, en 1921, le secrétaire de Diaghilev, collaborant jusqu’à la mort de l’impresario, huit ans plus tard, à l’aventure des Ballets Russes. Poursuivant une carrière propre de scénographe et de librettiste, il en perpétuera l’esprit avec diverses compagnies. Il entendit parler de Bérard par Tchelitchew qui ne voulait alors voir en lui qu’« un jeune homme fortuné [peignant] par désœuvrement », opinion balancée, selon Kochno, par celle de Cocteau pressentant un « artiste révolutionnaire dont [l’œuvre] annonçait la fin (…) du cubisme devenu purement décoratif ». Le couple qu’ils forment à partir de 1930 ¬¬— on peut voir dans ce parcours, peint par Serebriakoff, l’intérieur qu’ils occupèrent dans le quartier de l’Odéon — est l’un des plus en vue du Paris théâtral et mondain. Parmi leurs nombreuses collaborations, on peut évoquer celle pour le ballet La Nuit, chorégraphié par Serge Lifar, sur une musique d’Henri Sauguet, dont Kochno écrivit l’argument et Bérard réalisa les costumes et décors. Au lendemain de la guerre, Kochno participera avec le jeune danseur Roland Petit à la création des Ballets des Champs-Élysées. En 1987, trois ans avant sa mort, il publie un livre de souvenirs consacré à Bérard qui marque l’un des premiers pas dans la redécouverte et la réévaluation de son oeuvre. »
« Né en 1908 dans l’État du Mississipi, héritier d’une famille propriétaire d’une chaine d’hôtels, Charles Henri Ford se mêla très jeune à la colonie américaine de Paris. Gertrude Stein salua comme le manifeste d’une nouvelle génération son premier roman, chronique de la bohème homosexuelle de Greenwich Village, écrit à quatre mains avec Parker Tyler, The Young and Evil. Sa rencontre avec Tchelitchew, suivie en 1934 du départ des deux hommes pour New York, marqua une inflexion décisive dans la carrière du peintre, entrainé dans de nouveaux réseaux. Aigüe et impérieuse, cette encre de 1945 compte parmi les nombreux portraits de Ford par Tchelitchew, parmi lesquels il faut aussi signaler la grande composition, qui développe le procédé des figures multiples, intitulée Excelsior. À New York, Charles Henri Ford publie deux recueils de poèmes, respectivement préfacés par William Carlos Williams et Edith Sitwell, et fonde en 1940 le trimestriel View qui sera aux États-Unis la chambre d’écho du surréalisme mais aussi des prolongements du néo-romantisme. À la mort de Tchelitchew à Rome, en 1957, le New York Times le désigne, mention inaccoutumée alors, comme son « compagnon de toute une vie ». Il lui survécut quarante-cinq ans ; fraya dans les années 60 avec Andy Warhol, réalisa des films expérimentaux, et, dans les années 70, gagna le Népal et Katmandou pour étudier les philosophies orientales. Sa mort survint en 2002, alors que devait s’ouvrir une exposition consacrée à ses derniers collages. »
PAVEL TCHELITCHEW
« Issu de l’aristocratie russe, scénographe avant d’être peintre, Pavel Tchelitchew (1898-1957) fuit son pays natal après la révolution d’Octobre 1917. Il se réfugie avec sa famille a Kiev et suit pendant deux ans les enseignements de la peintre constructiviste Alexandra Exter (1882-1949) et d’Isaac Rabinovitch (1894-1961), qui exerceront sur lui une profonde influence. Un nouvel exil à Odessa précède un séjour à Istanbul où il réalise sa première scénographie de théâtre, travail qu’il poursuivra dans le Berlin des années 20. »
« Il s’installe à Paris en 1923 et décide de se consacrer exclusivement à la peinture. »
« Il présente au Salon d’automne de 1925 quelques tableaux, dont un mythique Panier de fraises, immédiatement remarqués par Gertrude Stein qui lui propose d’acheter l’ensemble de son oeuvre. Il participe l’année suivante à l’exposition de la galerie Druet et trouve très vite des amateurs inconditionnels en la personne de la poétesse Edith Sitwell, à Londres, ou du balletomane, critique et collectionneur Lincoln Kirstein, a New York. »
« Le galeriste Julien Levy, inlassable défenseur des Néo-Romantiques, organise en 1934 la première exposition personnelle de Tchelitchew aux Etats-Unis et ce dernier s’y installe la même année avec son compagnon, l’éditeur et poète Charles Henry Ford. »
« C’est aux alentours de 1928 qu’une thématique particulière (qu’il partageait avec Bérard) s’imposa à Tchelitchew : il commença une série de tableaux sur le motif du clown, de l’acrobate et du cirque en général, qui devait dessiner comme un fil continu dans son oeuvre, et reflétait la passion qu’il nourrissait depuis toujours pour cet univers. Le Picasso de la période rose (qu’il découvre rue de Fleurus, dans la collection de Gertrude Stein), mais aussi Lautrec ou Rouault concourent à son interprétation, qui demeure très personnelle, du sujet. Plus généralement, l’imagerie du saltimbanque donna à Tchelitchew, comme à Bérard, la matière d’une méditation sur ces deux polarités de l’existence que sont la pesanteur et la grâce, la capacité des corps à se transcender, à défier les lois de l’attraction et l’inéluctable retombée du réel, la mélancolique lourdeur de la mortalité. Mais si Bérard, d’une touche cursive, privilégie l’envol, Tchelitchew se place du côté de l’épaisseur charnelle, non seulement dans l’empâtement, dans la texture du tableau, mais aussi dans son sujet : anamorphosés, les corps s’appesantissent, semblent invinciblement appelés à tomber ou retomber, comme attirés par le sol. Il faut rapprocher cette étude d’autres tableaux des années 1929-1930, au titre tout aussi suggestif, comme L’enterrement de l’acrobate ou Le cavalier à terre. Sans se départir de son intérêt pour le monde du cirque, Tchelitchew le traitera ensuite dans une gamme chromatique beaucoup plus enlevée. »
« Il se voit consacrer une exposition monographique au Musée d’art moderne de New York dès 1942, et développera ensuite diverses manières qui s’éloignent toujours plus du chromatisme sombre et resserre de ses années parisiennes pour aboutir à des oeuvres aux contrastes violents et à l’imagerie hallucinée dans lesquelles certains ont pu voir la préfiguration de l’art psychédélique des années 70. Il passe ses dernières années en Italie où il meurt en 1957. »
EUGÈNE BERMAN
« Comme Pavel Tchelitchew, Eugene Berman (1899-1972) appartenait a une famille aisée de Saint-Pétersbourg, ville qu’il dut fuir, en même temps que son frère Léonide, lors de la révolution de 1917. »
« A Paris, ils s’inscrivent, sur la recommandation de leur professeur, Nicolas Roerich, à l’académie Ranson où ils ne tardent pas à se lier avec certains de leurs condisciples parisiens, futurs membres du courant néo-romantique… Un premier voyage en Italie, la découverte de de Chirico, mais aussi la rencontre avec deux architectes et décorateurs, Emilio Terry et Jean-Charles Moreux : autant d’éléments qui décident assez tôt de l’inspiration et des sujets de Berman, dont les toiles aux teintes sourdes se couvrent de mystérieuses scènes urbaines, de paysages mélancoliques, déserts ou parsemés de ruines qui rappellent ceux de certains peintres et graveurs italiens du XVIIe siècle. »
« Il est tout naturellement appelé à prolonger cet imaginaire dans des décors et scénographies — de théâtre, ballet et d’opéra —, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis, ou il s’installe au milieu des années 30. Une rupture s’opère dans sa peinture, dont les couleurs se font plus vives, contrastée, voire saturées, tandis qu’il développe un nouvel univers visuel fonde sur la transfiguration du paysage américain. »
« Le suicide de sa femme, l’actrice Ona Munson, qui inspira d’innombrables variations sur le thème d’une créature mythologique a la chevelure flamboyante, compte sans doute parmi les motifs de son départ des Etats-Unis après-guerre, et de son installation définitive à Rome ou il peut donner libre cours a sa fascination pour le monde antique et les objets archéologiques. Il lègue à l’Etat italien, a sa mort en 1972, l’importante collection qu’il a rassemblée lors de ses voyages au cours des années — véritable musée qui fait écho a celui, imaginaire, de son oeuvre. »
« En 1947, Julien Levy, principal marchand des néoromantiques, notait l’insistance dans la peinture de Berman d’une poétique de la misère et de l’errance, lui accordant d’ailleurs, dans le climat d’après-guerre, une valeur prémonitoire : « les clochards qui s’abritent sous les arches des ponts parisiens, les mendiants auprès des églises italiennes (…), les batteurs de grève aux abords des rivages siciliens, les enfants perdus des rues, figures annonciatrices, écrivait-il, des réfugiés (…) de l’avenir ».
« C’est en 1931, reflet peut-être de difficultés personnelles (Julien Green le dit alors « dans le besoin »), que ce thème fait son apparition chez Berman qui se met à peindre les ponts de Paris hantés par des groupes d’exclus. Les mêmes errants réapparaissent deux ans plus tard, perdus cette fois dans de grands paysages dramatiques, cirques rocheux, vastes étendues minérales et arides, qui trahissent, selon le critique James Soby, l’influence de Dalì, mais dont la source d’inspiration première est un voyage, cette année-là, en 1933, aux Baux-de-Provence. Cette toile de 1937 reprend partiellement ce dispositif mais a subi l’influence — les néoromantiques sont sensibles au génie des lieux — d’un voyage où Berman a traversé, avant d’arriver en Californie, les immenses étendues de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. « Puissant retentissement des couleurs vibrantes de l’Ouest, note un critique contemporain, sur sa peinture », amenant Berman à poser les prémisses d’une période « flamboyante » qui s’affirmera ensuite. Au tout premier plan, dans une pose caractéristique, apparaît une figure qui, isolée, donnera lieu à ses variations ultérieures autour de la muse de la mélancolie. »
« 1940 voit surgir dans la peinture de Berman une série de muses de la désolation, qu’il rapporte, dans un libre jeu avec la mythologie, aux figures de Méduse, Cassandre, Proserpine ou encore Médée. Lorsqu’elles ne tournent pas le dos au spectateur, ses héroïnes sont, comme ici, cassées, repliées sur elles-mêmes, isolées dans leur douleur. On sait que, dans la version du mythe popularisée par Ovide, Méduse est une jeune fille si fière de sa beauté qu’elle avait osé défier Athéna. Pour la punir, la déesse changea ses cheveux en serpents et condamna tout mortel qui croiserait son regard à être transformé en pierre. Mais c’est ici, dans la flamboyance d’un crépuscule, une Méduse pétrifiée plus que pétrifiante qui se refuse au spectateur, dissimulée sous sa chevelure déployée. Difficile, devant ces figures qui offrent l’image d’une attente sans fin et sans objet, de ne pas songer au célèbre tableau de Domenico Fetti, cette Mélancolie, dont Berman put contempler tant la version du Louvre que celle de Venise. On a pu lier l’apparition de ces personnages féminins dans sa peinture à l’arrivée dans sa vie de l’actrice Ona Munson, surtout connue aujourd’hui pour son rôle dans Autant en emporte le vent, laquelle, en un tragique chassé-croisé entre l’art et la vie, se suicida en 1955, mais il n’est pas exclu que les circonstances historiques aussi aient joué leur rôle. Julien Levy, son galeriste, relevaient que ces toiles trouées d’éclats, ici un mur criblé de projectiles, là une vitre brisée en trompe-l’œil, étaient précisément contemporaines de la Seconde Guerre mondiale. »
LÉONIDE BERMAN
« La vie de Leonide Berman (1896-1976) reste étroitement liée jusqu’à la déclaration de guerre de 1939 à celle de son frère Eugene, dont il est de trois ans l’aine. Même enfance privilégiée à Saint-Pétersbourg, mêmes dispositions pour le dessin et l’art en général, même exil à Paris quand ils sont chasses de leur Russie natale par les événements d’octobre 1917. Et c’est ensemble qu’ils s’inscrivent à l’académie Ranson, où Léonide est rapidement emporté dans un imbroglio sentimental entre Thérèse Debains et Christian Berard. »
« Il trouve une inspiration particulière dans le paysage littoral français, depuis la Cote d’Azur jusqu’à la mer du Nord, qui confère à son oeuvre une tonalité chromatique restreinte, d’ocres et de camaïeux perles de verts, et lui permet de jouer du contraste entre l’immensité de l’espace et les limites de la toile. »
« Il s’installe en 1946 aux Etats-Unis et reprend, sous le nom de Leonid, le fil d’une œuvre dont les paysages, d’une palette désormais différente, sont aussi bien américains que japonais, indiens, thaïlandais, anglais, italiens ou portugais. Il laisse un important journal, écrit en Français dont une partie, source précieuse sur les débuts du néo-romantisme, a été publiée en 1976 a New York sous le titre The three worlds of Leonid. »
« Né en 1906, fils d’un riche ébéniste du Faubourg Saint-Antoine, Georges Hugnet s’intéressa très tôt aux avant-gardes et se fit l’historien précoce du mouvement Dada. Au seuil d’une carrière polymorphe (il fut poète, relieur, peintre, auteur de collages et occasionnellement cinéaste), il créa en 1929 une petite maison, les Éditions de la Montagne. Il en inaugura le programme avec des extraits, traduits par ses soins, de la Fabrication des Américains, de Gertrude Stein. Fidèle à la chantre du modernisme, il publia l’année suivante Dix portraits, ensemble de textes qu’elle avait consacrés à des proches. Le volume, où se côtoient, associés à celui de Picasso, qui les légitiment, les noms de Tchelitchew, Bérard, Kristians Tonny, Eugène et Léonide Berman, fait la part belle aux néo-romantiques. Hugnet l’avait explicitement conçu pour servir au lancement d’une « école » qu’il rêvait de voir consacrée. Ami des frères Berman, il fut peint par Léonide comme par Eugène, et ce dernier illustra également d’architectures oniriques son premier recueil de poèmes, Le Droit de Varech. Un portrait dû à Pierre Charbonnier figure aussi dans l’exposition. Hugnet, qui se tenait à la lisière du surréalisme, rejoignit le groupe en 1932, mais fut bientôt frappé de l’une des excommunications dont Breton avait le secret. Résistant sous l’Occupation, il participa au recueil L’Honneur des poètes et croisa l’aventure des éditions de Minuit ; il poursuivit après-guerre ses recherches sur les avant-gardes, qui donnèrent lieu, posthumément, à un Dictionnaire du Dadaïsme. »
THÉRÈSE DEBAINS
« Née en 1897 à Versailles, ou elle vécut longtemps en compagnie de sa mère et de sa sœur, Thérèse Debains est sans conteste la figure la plus élusive du néo-romantisme, au point d’être régulièrement ignorée jusque dans les chroniques de l’époque. Elle fit pourtant partie du premier cercle du mouvement : d’une beauté solaire, à laquelle n’avaient apparemment été insensibles ni Vuillard ni (et surtout) Vallotton, ses professeurs à l’académie Ranson, elle était considérée comme l’un des talents les plus prometteurs du groupe et avait noue une amitié passionnée avec Bérard, auquel elle était liée par un goût et une culture commune. Le duo fascinait en particulier Léonide Berman qui y voyait, comme il l’écrivit plus tard, ≪ deux êtres qui étaient typiquement français, au physique comme au moral ≫. Un triangle amoureux ne tarda pas à se nouer aux conséquences plutôt désastreuses. Quoiqu’elle ait poursuivi une longue carrière jusqu’à sa disparition en 1974, elle s’efface très tôt derrière son oeuvre, produisant essentiellement des portraits, des tableaux de fleurs et des paysages de Bretagne dans une gamme de couleurs claires et transparentes qui semblent marquer comme un retour vers le post-impressionnisme de ses débuts. Il est permis d’espérer que la présente exposition marque le début de sa redécouverte et permette de retracer enfin le parcours de cette artiste injustement sous-estimée. »
« De la biographie de Thérèse Debains ne subsiste que quelques vignettes, dont celles que lui consacre Léonide, qui eut avec elle une brève liaison, dans ses souvenirs. Elle incarnait aux yeux du jeune exilé, avec ses amis Christian Bérard et Christian Dior, l’esprit d’une culture qui le fascinait : « J’aimais, dit-il, l’entendre discuter peinture avec Bébé et commenter les premiers volumes de Proust, qui venaient de paraître et que peu de gens prenaient alors au sérieux. » Son oeuvre discrète se répartit selon les genres traditionnels du paysage, de la peinture de fleurs et du portrait. Il semble qu’elle n’adopta le ténébrisme de ses amis à ses débuts que pour rapidement s’en émanciper et poursuivre une oeuvre singulière renouant avec la leçon de ses maîtres, Vuillard et Sérusier, des post-impressionnistes, et de Degas avant eux. »
« Affinité sans doute renforcée par le fait que Thérèse passait ses vacances d’été dans le village du Pouldu, près de Quimperlé — là-même où Sérusier s’était installé en 1889, avant d’y créer avec Gauguin l’École de Pont-Aven. Elle resta toute sa vie attachée à la région, qu’elle révéla sans doute à Léonide (elle mourut à Bégard, dans les Côtes-d’Armor). Un tableau comme ce paysage breton offre à la fois une image exemplaire du type de paysages qui l’intéressait et de son style, des formes simplifiées, épurées, une fine couche picturale, à l’opposé des empâtements extrêmes de ses amis, une gamme de couleurs claires, une luminosité paisible qui anime aussi bien ses portraits, ses natures mortes et ses tableaux de fleurs, rappelant parfois ceux d’Odilon Redon. »
KRISTIANS TONNY
« D’origine hollandaise, arrive a Paris en 1913, Kristians Tonny (1907-1977) commença une carrière d’enfant prodige, exposant pour la première fois dans une galerie parisienne en 1920 puis a Amsterdam quatre ans plus tard. Dessinateur remarquable, il fut l’objet, comme Tchelitchew ou Berman, de l’engouement de Gertrude Stein, puis se gagna le soutien de Chick Austin qui lui commanda une fresque pour l’auditorium du Wadsworth Atheneum en 1937. En dépit de sa profonde implication dans le mouvement néo-romantique, l’œuvre de Tonny garde une qualité particulière et s’inscrit dans la continuité de la tradition de fantaisie extravagante et grotesque qui, notait James Thrall Soby, remonte à Jérôme Bosch et Brueghel. Il cultive d’un côté un univers grouillant, un dessin touffu, saturant l’espace de la toile ou du papier ; et de l’autre, des portraits fouillés, ≪ nordiques, précis plutôt que teintes de sentiments comme pouvaient l’être ceux de Bérard ≫ (Soby). »
Apres avoir quitté Paris pour Tanger, puis les Etats-Unis et le Mexique à la fin des années 1930, Tonny revint en Europe juste avant la guerre et se rallia au surréalisme qu’il essaya d’acclimater aux Pays-Bas. De retour a Amsterdam en 1949, il passa la dernière partie de sa vie à poursuivre dans le silence une oeuvre abondante et solitaire jusqu’à sa mort en 1977. »
« À l’image d’autres néo-romantiques, le hollandais Kristians Tonny fut de ceux que Gertrude Stein élut un moment comme figure de proue de la jeune peinture. Mais la papesse du modernisme faisait facilement choir du piédestal ceux qu’elle y avait hissés. Dans le cas de Tonny, la lenteur d’exécution de ce portrait, librement inspiré d’une oeuvre de Van Eyck, infléchie dans le sens d’un fantasque à la Bosch ou à la Bruegel, compta parmi les motifs qui entraînèrent sa relégation. Le dessin du maître flamand (1437) représentait la vierge et martyre légendaire Sainte Barbe, assise devant une tour inachevée dont l’édification symbolisait celle de la chrétienté. Pour son morceau de gothique flamboyant, Tonny s’est visiblement inspiré de la tour de la cathédrale d’Anvers mais il a sommé l’une des flèches d’une étoile de David et au lieu de la houppelande de la sainte, Gertrude Stein arbore une robe orangée qui évoque lointainement celle d’un prélat, les bords de son chapeau de paille formant un halo. »
« C’est l’écriture par Stein du livret de l’opéra de Virgil Thompson, Quatre saints en un acte, qui est réputé avoir suggéré à Tonny l’idée de cette transposition mais il est possible qu’elle procède d’une ressemblance plus substantielle, qui se donne à lire dans les mémoires de Georges Hugnet, Pleins et Déliés. Évoquant l’hôtesse de la rue de Fleurus, il écrit : « Couverte de soie puce ou violette et de lourdes dentelles, elle avait l’air à la fois d’une sainte espagnole, d’un évêque et d’une cathédrale. »
CHRISTOPHER WOOD & SIR FRANCIS ROSE
« Figures intermédiaires entre l’Angleterre et la France, dont ils étaient également familiers, fréquentant les cercles de Gertrude Stein et des Noailles comme ceux de l’establishment artistique britannique, Christopher Wood (1901-1930) et Sir Francis Rose (1909-1979) offrent deux éminentes figures d’≪ irréguliers ≫, proches en esprit comme dans leurs parcours des Néo-Romantiques parisiens. »
« Artiste remarquable a la vie aventureuse, disparu prématurément, le premier partagea l’opium avec Cocteau et fut lié au poète Max Jacob, au compositeur Georges Auric, a Christian Bérard et au peintre Jean Hugo. Restreinte, par la force des choses, son oeuvre est cependant d’une grande richesse stylistique. L’admirable portrait de Jean Bourgoint a ceci d’exemplaire qu’il représente une figure de la bohème artistique et littéraire de l’époque, modèle supposé, avec sa sœur Jeanne, des Enfants Terribles de Cocteau, duo infernal avec lequel Wood entretint des passions tumultueuses. »
« En 1925, peu avant sa mort, Wood rencontra Sir Francis Rose qui devient son amant, complice et modèle. Peintre, scénographe, illustrateur, familier du beau monde comme des milieux interlopes, ce dilettante émérite bénéficia du soutien inébranlable de Gertrude Stein. Il eut droit en 1938 aux honneurs du Petit Palais ou fut présenté, en même temps que des œuvres inspirées par un voyage en Chine, l’ensemble que l’on peut voir à l’entrée de l’exposition. Sir Francis Rose appartient de plein droit à l’histoire de ces excentriques anglais dont Edith Sitwell disait qu’ils étaient le produit de l’incomparable ≪ sens de l’infaillibilité qui est l’apanage et la particularité de la nation Britannique ≫.
« La trajectoire de Christopher Wood est celle d’un météore : mort suicidé à 29 ans, en 1930, le jeune peintre, qui reçut les encouragements de Picasso, explora plusieurs manières, privilégiant dans ses paysages des Cornouailles britannique et française une forme de primitivisme savant. C’est dans le cercle de Cocteau qu’il fit la connaissance de Jean Bourgoint, dont le rapprochait l’usage des drogues et une sexualité amphibie. Avec sa soeur Jeanne, Bourgoint inspira à son mentor les Enfants terribles, tableau fameux d’une liaison fusionnelle et vénéneuse. Emblème de sensualité et d’inconstance, le chat, dont le bleu des yeux répond à ceux du modèle, est un siamois, allusion au lien quasi gémellaire qui unissait le frère et la soeur. À ce « Jeune homme au chat » succéda, dans une belle facture linéaire, une « Femme au renard », pour laquelle posa cette fois Jeanne Bourgoint, dont le peintre fut l’amant. Comme l’Élisabeth des Enfants terribles, Jeanne mit fin à ces jours, la réalité doublant la fiction, peu de temps après la parution du roman. Cette bohème tragique eut pour contrepoint une vague de conversions, sous l’égide de Cocteau encore, conquis par le philosophe thomiste Jacques Maritain. Beaucoup procédaient d’un effet de mode mais celle de Bourgoint était sincère et, en s’approfondissant, entre plusieurs rechutes dans l’opium, l’amènera aux lendemains de la Seconde Guerre à revêtir la robe des trappistes. Devenu « frère Pascal », il mourra en 1966 au Cameroun, auprès des lépreux. »
« Né en 1909, sur le domaine de Moor Park, dans un immense manoir néo-palladien, héritier d’une fortune qu’il dilapida, Francis Rose fréquenta très jeune le cercle de Cocteau et fut notamment l’amant de Kit Wood, qui le prit pour modèle de son Nu dans une chambre, l’un de ses tableaux les plus achevés. À Paris, où il s’établit en 1929, il se forma auprès de Francis Picabia et de José Maria Sert, ce dernier très prisé d’une vaste clientèle internationale pour ses décors muraux, et fit lui-même ses débuts en peignant des décors pour les Ballets Russes de Diaghilev. Gertrude Stein, qui acheta une trentaine de ses toiles, lui commanda son portrait et préfaça le catalogue d’une exposition à la galerie Pierre en 1937, concourut à son lancement. Le Petit Palais lui consacra à l’été 1938, à son retour d’un voyage en Chine, une exposition où figurait notamment le portrait de groupe présenté au début de ce parcours. Sa peinture, que le critique Waldemar-George avait présenté en 1933 comme celle « d’un chercheur inspiré mais encore inégal », sombra ensuite dans l’oubli de ce côté de la Manche. En 1961, il publiera des Mémoires, Saying Life, ponctuées d’assertions difficilement vérifiables (il se prête une liaison avec Ernst Röhm, le chef des SA, éliminé en 1934 à la suite de la Nuit des Longs Couteaux) mais qui restituent une société disparue. À sa mort, en 1979, le Times, tout en rappelant les éloges jadis prodigués par Gertrude Stein, voit s’éteindre avec lui un « dilettante aristocrate ».
17 PLACE VENDÔME, 5 JUILLET 1939
« En 1939, René Drouin, qui avait jusqu’alors mené une carrière de designer au gout moderniste, s’associa avec un ami fraichement arrive de Roumanie, Leo Castelli, pour ouvrir une galerie place Vendôme dans l’immeuble mitoyen de celui d’Elsa Schiaparelli. Ils confièrent la direction artistique de l’exposition inaugurale à une jeune artiste, native de Trieste comme Castelli, et déjà bien introduite dans les milieux artistiques et mondains parisiens, Leonor Fini (1907-1996). »
« Amie de Max Ernst, Paul Eluard et Salvador Dali, elle l’était aussi de Pavel Tchelitchew et d’Eugene Berman ; et elle associa ce dernier au projet de l’exposition dont le thème était les meubles oniriques. Il imagina un cabinet-ruine qui répondait à l’≪ armoire anthropomorphe ≫, bordée de créatures ailées aux chevelures ondoyantes, qu’avait pour sa part composée Fini et qu’elle compléta de deux panneaux en grisaille, dans l’esprit des Costumes grotesques imagines vers 1700 par Nicolas de Larmessin, représentant la Peinture et l’Architecture. »
« L’armoire de Berman, conservée au Victoria & Albert Museum de Londres, et les deux panneaux de Leonor Fini, provenant d’une collection privée américaine, sont réunis ici pour la première fois depuis l’exposition de juillet 1939, qui marqua une césure importante dans l’histoire du néo-romantisme. »
ITALIE
« L’Italie, son paysage et son art, tant ancien que moderne, rayonne au cœur de l’imaginaire néo-romantique. Christian Bérard et les frères Berman en particulier firent plusieurs voyages dans la péninsule des les années 1920, et ils s’avouèrent marqués de façon indélébile a la fois par la peinture ≪ métaphysique ≫ d’un Chirico ou d’un Carlo Carra, comme on l’a vu au début de ce parcours, que par la remise en lumière des maitres du Quattrocento ou par la peinture du Baroque Italien. A quoi s’ajoutait, dans le cas d’Eugene Berman, la fascination pour l’architecture du classicisme. »
« Alors que Waldemar-George essaya de rapprocher les Néo-romantiques de certains courants artistiques et critiques italiens proches du fascisme, qui prônaient le retour a une ≪ romanité ≫ originaire, il est clair que le rêve italien des Néo-romantiques tenait plus à la nostalgie et a la réinvention d’un héritage ou d’une mémoire ; les frères Berman ainsi que Tchelitchew furent profondément impressionnés par l’architecture de Saint-Petersbourg, ville ≪ italienne ≫ s’il en est ; Pavel Tchelitchew et Eugene Berman choisirent de retourner à Rome, après la guerre, et d’y passer leurs dernières années ».
« Guides d’un soir, censés articuler le propos avant de servir de mémento, les programmes de théâtre connurent un développement remarquable entre les années 1920, en particulier avec l’arrivée des Ballets russes, et les années 1950, qui furent aussi celles de grands bals et galas dont ils reflétaient le luxe et la sophistication. Objets délicats, à la typographie recherchée et à la mise en page élégante, ils étaient souvent imprimés sur des papiers de qualité, assortis de lithographies spécialement conçues et exécutées par les artistes costumiers ou scénographes. On pourrait voir, dans le soin mis par ces derniers à composer ces fragiles publications, l’ultime expression de leur passion pour le monde et l’esprit du théâtre. »
SCÈNES DE THÉÂTRE
« Le théâtre, le ballet, l’opéra occupent une place fondamentale tant dans la thématique que dans la pratique des Néo-Romantiques. Thématique dérivée pour une part du Picasso des périodes rose et bleue, de ses familles de saltimbanques, de ses personnages de commedia dell’arte et de ses travestissements multiples qui seraient selon Jean Starobinski, ≪ une façon détournée et parodique de poser la question de l’art ≫. Elle trouvait aussi son origine, particulièrement dans le cas des Berman et de Tchelitchew, dans la fréquentation du théâtre et de l’opéra dès leur adolescence et dans leur proximité avec l’univers de Diaghilev et des Ballets russes. C’est donc tout naturellement qu’ils furent ensuite amenés à collaborer directement avec les plus grandes scènes, du Théâtre des Champs-Elysées au Metropolitan Opera et à la Scala. »
« Bérard de son cote marqua profondément de son empreinte le monde du théâtre parisien, par ses collaborations avec Louis Jouvet, et celui du cinéma, avec les décors et costumes qu’il exécuta pour Jean Cocteau, de La Belle et la bête à L’aigle à deux tètes. Art de la représentation, du décalage, de la citation et de la métamorphose, la scénographie, au sens large, correspondait parfaitement à l’un des aspects de la sensibilité néo-romantique ; ils y excellèrent souvent, sans que cela soit porte à leur crédit, dans la mesure ou l’on a souvent considéré ce genre de création comme une forme d’art secondaire. »
UN BAL DE PAPIER
« Avec le galeriste Julien Levy, Arthur-Everett ≪ Chick ≫ Austin, conservateur du Wadsworth Atheneum de Hartford, l’un des plus anciens musées des Etats-Unis, compta parmi les indéfectibles défenseurs des Néo-Romantiques, qu’il fit régulièrement venir a Hartford et auxquels il consacra plusieurs expositions. »
« Fidèle à son gout pour le théâtre et l’illusion — il pratiquait la prestidigitation sous le nom de The Great Osram, et se fit construire une pseudo-villa vénitienne de seulement quelques mètres de large--, il invita Tchelitchew et Berman à concevoir le décor d’un ≪ Paper Ball ≫ en 1936 dans l’une des salles du musée dont les deux artistes mirent des heures a couvrir les murs d’une résille de papier et ou ils créèrent, dans la foulée, les costumes des invites. Alexander Calder, autre artiste que défendait déjà Austin, se joignit à eux en imaginant une ménagerie de carton dont les costumes de chevaux, d’éléphants et de lions contrastaient avec les dentelles découpées des autres costumes.
Le très rare document, filmé pour l’occasion, retrouvé dans les archives du Wadsworth Atheneum, offre un fascinant témoignage des préparatifs, du déroulement et de l’après-coup de la fête. Il offre une ponctuation toute trouvée au parcours de la présenté exposition, illustrant le goût du théâtre, du jeu sur les apparences et la conscience aigue de l’éphémère caractéristiques de l’esprit du néo-romantisme. »
2, rue Louis-Boilly. 75016 Paris
Tel. : + 33 (0)1 44 96 50 33
Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h
Visuels :
Affiche
Eugène Berman
Sunset (Medusa)
1945
Huile sur toile
146.4 x 114.3 cm
Gift of the North Carolina State Art Society (Robert F. Phifer Bequest) in honor of Beth Cummings Paschal, G.74.8.2
Raleigh, North Carolina Museum of Art
© Raleigh, North Carolina Museum of Art
Sir Francis Rose
L’Ensemble
(à partir de la gauche : Madame Wellington Koo, Emmy Sommermann, Henry-Russell Hitchcock, Natalie Barney, Diana Varé, Serge Lifar, George Maratier, Francis Rose, Christian Bérard, Pavel Tchelitchew, Alice B. Toklas, Gertrude Stein, Jean Cocteau, Louis Bromfield, Tyrone Power, Virgil Thomson, Francis Picabia et Billy Mayor)
1938
Huile sur toile
200,5 x 350,5 cm
Londres, England & Co
© Estate of Sir Francis Rose/photograph © England & Co
Pavel Tchelitchew
Interior Landscape
1947
Huile sur toile
80,6 x 65,4 cm
New-York, Michael Rosenfeld Gallery
@ Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC
Eugène Berman
À la recherche des nuages évanouis
1940
Huile sur toile
59 x 72 cm
Paris, Alexandre Biaggi
© Francis Amiand
Kristians Tonny
D’après Van Eyck (Gertrude Stein)
1930-1936
Encre noire sur tempera sur Manosite collée sur carton
61 x 45,4 cm
Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art, The Ella Gallup Sumner and Mary Catlin Sumner Collection Fund
@ Allen Phillips / Wadsworth Atheneum
Articles sur ce blog concernant :
Les citations sont extraites du dossier de presse.
Le neoromanticisme je l'aime. Mais l'abstraction, comme chez Dubuffet, je ne l'aime pas
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