« Elle est le résultat d’un accord criminel entre les autorités allemandes et le gouvernement de Vichy, qui a accepté de mettre la police française au service de la politique nazie. Plus de 110 000 Juifs, français et étrangers, vivent alors à Paris et en banlieue. Après définition des catégories et tri des « fichiers juifs » de recensement, 27 400 fiches d’arrestation sont établies par la Préfecture de police de Paris. Elles concernent des Juives et Juifs apatrides (ex-polonais, russes, etc.) de plus de 16 ans, auxquels il faut ajouter 10 000 enfants de moins de 16 ans, la plupart de nationalité française. »
Dessinateur, Cabu était aussi un journaliste de presse (carte de presse n° 21991). « Un dessin cela ne se raconte pas, cela se regarde » affirmait-t-il. J’attendais tous les mercredis pour les voir publiés dans Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo. Jamais je ne regardais sur sa table les originaux. De toutes façons le fouillis particulier qui y régnait m’en dissuadait. Lui seul savait s’y retrouver.
Cabu a 29 ans en 1967 lorsque Le Nouveau Candide
lui commande une série de dessins pour illustrer la publication des bonnes
pages du livre à paraitre de Claude Lévy et Paul Tillard La Grande Rafle du Vel
d’Hiv. C’est une exclusivité. Cabu lit ce livre qui retrace les histoires
vraies de familles juives arrêtées au petit matin à Paris par la police
française les 16 et 17 juillet 1942. Il est totalement bouleversé. Les auteurs,
résistants et déportés, ont mené une vaste enquête et interrogé de nombreux
témoins.
Le défi est immense et Cabu y met toute son
énergie et son talent graphique inégalé. Des dessins bruts, « un coup de poing
dans la gueule » - je reprends volontairement son expression car elle prend
toute sa force en les regardant. Travailleur acharné, ce projet lui tient à
cœur plus qu’aucun. Sa mémoire que je qualifierais de photographique saute aux
yeux.
Rien n’est plus dur que d’écrire en général sur
le dessin, et sur celui de l’homme de sa vie en particulier. Plongée,
contre-plongée, compositions différentes, trait unique, en mouvement, des
angles choisis avec une détermination précise et sans faute au service de
l’expressivité. Foisonnement de personnages toujours différents comme chez son
maître Albert Dubout qu’il copiait jeune. Visages expressifs aux yeux apeurés
des hommes femmes et enfants, et toute la dureté des policiers, gendarmes,
militaires, impassibles.
Cabu avait une admiration pour les tableaux de
Rembrandt, il prenait des notes sur les yeux des personnages dans tous les
musées. Les décors de ses œuvres ne sont jamais gratuits, ils collent à la
réalité qu’il s’agisse du bus, de l’intérieur du Vel d’Hiv ou du métro aérien.
Son sens des détails est unique, il ne laisse rien au hasard. Les situations
sont fidèles aux lieux indiqués dans le livre. Sa générosité est flagrante,
toute son âme est là pour raconter cette tragédie qui a couté la vie à 13 000
Juifs.
Cabu en restera marqué toute sa vie comme par
son service militaire obligatoire de 24 mois pendant la guerre d’Algérie.
Ses dessins sont là pour l’histoire. Laurent
Joly en restitue magnifiquement toute la force et je l’en remercie »
QUESTIONS À VÉRONIQUE CABUT ET LAURENT JOLY
« Comment ces dessins sont-ils nés, et quelle est leur histoire ?
V.C. : En 1967, Le Nouveau Candide demande à Cabu d’illustrer le livre de Claude Lévy et Paul Tillard La Grande Rafle du Vel d’Hiv dont ils ont acquis les droits en exclusivité. Âgé de 29 ans, Cabu lit ce livre qui raconte pour la première fois comment près de 13 000 juifs de Paris ont été raflés les 16 et 17 juillet 1942 par la Police française. Il admettra que l’illustration de « ce livre terrible » (selon ses mots) lui fera faire des cauchemars et il en restera marqué à vie, au même titre que son service militaire de 27 mois en Algérie.Quelle est leur portée symbolique ?
L.J. : La plus forte, évidemment, est ce que l’on sait du destin de Cabu. En 1967, il mettait tout son talent pour illustrer l’une des conséquences les plus tragiques du nazisme et de la collaboration d’État en France occupée.
En 2015, il est mort sous les balles de l’islamisme. Il a dessiné le pire du 20e siècle, et a été lui-même la victime du pire du 21e siècle. C’est vertigineux.
En quoi ces dessins permettent-ils de retracer un événement aussi tragique que la rafle du Vel d’hiv ?
L.J. : Comme on le sait, il n’existe qu’une photo de la grande rafle, représentant l’arrivée des bus devant le palais des sports du Vélodrome d’Hiver. Cabu compense donc cette absence en choisissant de mettre les victimes au cœur de ses dessins – à part les policiers, on ne voit qu’elles, pas de témoins, pas de voisins. Les victimes, leur détresse, leur dignité, face à la machine policière implacable.
Comment ces dessins ont-ils influencé Cabu dans la suite de son parcours professionnel et personnel ?
V.C. : Il écrira, à l’occasion de la sortie du livre Ma 5ème République (2001) : « Le Nouveau Candide publie les bonnes feuilles de ce livre terrible qui me donnera des cauchemars en l’illustrant ». Il a toujours été très attentif à ce drame du Vel d’Hiv, et lorsque le Président Chirac a reconnu le 16 juillet 1995 la responsabilité de l’État français dans les déportations, il en sera très touché. Cabu était un homme engagé, un pacifiste convaincu.
Pourquoi avoir décidé aujourd’hui de faire redécouvrir ces dessins jamais publiés depuis leur parution dans la presse ?
V.C. : Le 80e anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv a été déterminant. Par un ami commun, j’ai rencontré Laurent Joly en début d’année 2021 à qui j’ai montré les dessins. Ces dessins n’ont jamais été présentés ensemble depuis 1967, date de leur publication dans Le Nouveau Candide (1). Rencontre inoubliable, Laurent Joly savait tout et reconnaissait les situations de certains personnages… Très vite, d’un commun accord, nous avons souhaité les exposer et toucher ainsi un large public, et notamment les jeunes générations. Le Mémorial de la Shoah et son directeur, Jacques Fredj, ont immédiatement accepté le principe d’une exposition exceptionnelle qui accompagne le récit. De par sa longue durée (5 mois) et l’important travail du Mémorial à destination du monde scolaire, avec Laurent Joly, nous en sommes très fiers.
Dans quelle mesure la transmission de la mémoire peut-elle se faire à travers le dessin ?
V.C. : Le plus important est le contexte historique de la Rafle pour ces hommes, ces femmes et ces enfants arrêtés au petit matin sur ordre de Vichy. C’était là tout l’enjeu de l’ouvrage La Grande Rafle du Vel d’Hiv publié en 1967 par Claude Lévy et Paul Tillard. Les auteurs, tous deux résistants et déportés, se sont improvisés historiens et ont mené l’enquête pour enfin briser le silence autour de cet évènement tragique. Les dessins de Cabu, par leurs qualités graphiques, traduisent la vérité « visuelle » : des regards apeurés des personnages aux visages impassibles des policiers, jusqu’à la foule entassée, et le tout avec une composition exceptionnelle. Ce n’est pas le « Cabu » que l’on connait, c’est juste la force du grand dessinateur qu’il était, au service de la transmission de l’horreur.
À nous de continuer à les faire connaître.
Qu’aimeriez-vous que les visiteurs apprennent ou comprennent en parcourant l’exposition ?
L.J. : Que les plus jeunes, qui n’ont pas connu Cabu, découvrent son génie, son sens du détail émouvant, personnalisant chaque visage, qui permet d’entrer de plein pied dans cet évènement dramatique. Et puis aussi bien sûr qu’ils en ressortent avec des bases historiques claires sur la rafle du Vel d’hiv. L’enjeu est d’autant plus important qu’il n’y aura sujet… »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire