Arte diffusera les 23, 25 et 26 novembre 2021 « Les âmes mortes » (Die Seelen der Toten – Mingshui ; Dead Souls), film documentaire bouleversant en trois parties de Wang Bing. « Entre 1957 et 1960, plusieurs centaines de milliers de Chinois, accusés d'être des opposants au régime maoïste ou « ultra-droitiers », ont trouvé la mort dans des camps de rééducation. Wang Bing (Mrs. Fang) donne la parole aux survivants ». Un mémorial audiovisuel.
« Entre 1957 et 1960, plusieurs centaines de milliers de Chinois, accusés d'être des opposants au régime maoïste, ou « ultra-droitiers », ont trouvé la mort dans des camps de rééducation. Dans un film-somme en trois parties, Wang Bing (Mrs. Fang) donne la parole aux survivants ».
« Après "Fengming, chronique d’une femme chinoise" (2007), puis son unique fiction, "Le fossé" (The Ditch, 2010), l’inlassable filmeur Wang Bing poursuit avec "Les âmes mortes" son exploration des exactions du maoïsme. »
« En 1957, le couperet du régime s’abat en priorité sur des esprits supposés rétifs : intellectuels, enseignants, techniciens, artistes ».
« Envoyés à la campagne pour y être "rééduqués", ils travaillent aux champs, dans des ateliers de menuiserie ou à la construction de routes ».
« Leur nombre, toujours indéterminé à ce jour, est estimé entre 550 000 et 1 300 000. Environ 3 200 "droitiers" et "ultradroitiers", eux, iront croupir dans les camps de Jiabiangou et de Mingshui ». Cinq cents ont survécu aux conditions inhumaines dans ces camps.
« Filmés dans leur cadre familier, les vieillards rescapés qu’interroge Wang Bing témoignent des terrifiants supplices endurés ». La caméra intègre ces personnes âgées dignes dans leur modeste appartement, puis s'en approche au plus près, révélant les épreuves subies, les douleurs ressenties, les horreurs vues et lisibles dans leurs regards, leurs rides.
« Au fil de leurs récits surgissent les noms de ceux qui ont disparu sans laisser de traces – voisin, collègue, parent... »
« Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés de «ultra-droitiers» lors de la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur. »
« Avec cette enquête monumentale, découpée en trois parties, le cinéaste édifie pour ces souffrances et ces morts oubliées le mémorial que la Chine leur refuse. » Un régime qui laisse s'effacer les traces de ces camps sinistres.
« Un film de feu et de dévotion, geste de courage et de défi, inscription inédite par son ampleur de la tragédie du peuple chinois sous le joug communiste. »
Sélection officielle du Festival de Cannes 2018 - Séance spéciale.
Pourquoi Arte diffusera-t-elle en pleine nuit ce documentaire bouleversant et éclairant sur les victimes du régime maoïste, du communisme en Chine, accusés d'être « ultra-droitiers » lors la campagne politique anti-droitiers de 1957 ? Une répression qui rappelle celle des Khmers rouges au Cambodge. soutenus par la Chine.
"S’il fallait trouver une ligne de mire à l’œuvre du documentariste Wang Bing, ce serait assurément le Grand Bond en avant (la politique économique lancée par Mao Tsé-toung en 1958), autour duquel le cinéaste n’a cessé de tourner, avec Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), puis avec Le Fossé (2010, sa seule fiction), pour mettre au jour ses zones d’ombres et ses exactions. Les Ames mortes, son nouveau film, tourné sur plus de dix ans et présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes, s’inscrit dans cette démarche démystificatrice, concernant les purges antidroitistes de 1957 dont les victimes furent envoyées de force au laogai (« camp de rééducation par le travail »)", a écrit Mathieu Macheret dans sa critique du film (« Les Ames mortes » : un mausolée pour les victimes du maoïsme, Le Monde, 24 octobre 2018).
Mathieu Macheret poursuit son analyse :
"Le film pourrait sembler un monolithe surplombant s’il n’était en fait une course contre la montre, recueillant le plus de témoignages possible auprès des rescapés, afin de constituer une batterie de faits opposables aux versions officielles d’une histoire en voie d’être définitivement réécrite. Les Ames mortes s’intéresse plus particulièrement à un lieu de sinistre mémoire : la ferme de Jianbiangou, proche du désert de Badain Jaran, où près de 2 500 prisonniers politiques (sur 3 000 internés) ont trouvé la mort entre 1957 et 1961. Devant la caméra de Wang Bing se succèdent les survivants de ce camp infernal, aujourd’hui des vieillards retirés, qui reviennent in extenso sur cette séquence historique et l’éclairent au jour des expériences individuelles – cette lumière tant redoutée (et pour cause) par les grands récits collectivistes.Au fil des témoignages, tous bouleversants, on plonge au cœur des dérives d’une glaçante entreprise de déshumanisation, qui prend ici le visage d’une bureaucratie en proie à la paranoïa la plus délirante. Frappe en premier lieu le fait que les ex-prisonniers de Jianbiangou n’avaient rien de violents dissidents politiques, mais étaient pour la plupart des citoyens comme les autres, souvent des intellectuels (enseignants, ingénieurs, etc.), qui accueillirent la révolution d’un acquiescement sincère. Beaucoup d’entre eux sont tombés dans le panneau de la campagne des Cent Fleurs (de février à juin 1957), grand appel lancé à la population pour faire remonter ses critiques au Parti, mais qui servit aussi à couper les têtes qui dépassaient ou les langues trop bien pendues.Les Ames mortes se vit surtout comme un effroyable et effarant récit de la faim, cette ultime détresse humaine qui fonctionne comme une suspension de toute humanité. Jianbiangou fut le siège d’une famine terrible, cause première de son haut taux de mortalité. Les rescapés racontent comment les prisonniers étaient, par manque de vivres, renvoyés à l’état sauvage et réduits aux dernières extrémités, jusqu’à celle du cannibalisme, mais aussi les conditions d’internement déplorables qui étaient les leurs : le manque d’hygiène, la saleté, la vermine, les couches creusées à même le sol. Un abandon qui répond moins à une froide logique d’extermination qu’à un naufrage complet de l’administration pénitentiaire, incapable de répondre à l’afflux de prisonniers comme au tarissement des ressources agricoles.Wang Bing construit, pour les intervenants, un cadre qui, au sein de leurs petits intérieurs, leur ouvre un espace de parole approprié. Les témoins se montrent -alternativement diserts ou évasifs, distants ou emportés, mais ce que l’on remarque à leur côté, c’est aussi la présence de leurs épouses. Souvent silencieuses, elles nimbent les récits d’une conscience supplémentaire, terriblement émouvante : celles des proches frappés par l’internement d’un parent, qui devaient en supporter à la fois l’infamie, l’angoisse et les privations subséquentes".
Arte diffuse sur son site Internet "Les Âmes mortes" - Rencontre avec Wang Bing ». « Il faudrait inventer un nom pour le travail de documentariste inclassable que Wang Bing trace depuis toujours. Pendant dix ans, le cinéaste solide et ému s'est rendu dans le désert de Gobbi, récolter les derniers témoignages de survivants des camps de rééducation de l'ère Mao. Son but ultime : rendre justice aux défunts, ces âmes mortes. Une entreprise de délivrance ».
« Ancien nationaliste prisonnier de guerre, Zhou Huinan, 85 ans, en convient sans peine : "Passé dans l’autre camp, il a bien fallu que je me rééduque et que j’adopte la pensée communiste."
« Reconnaissant à l’Armée populaire de libération de lui avoir, après 1949, laissé "la vie sauve sans [l]’humilier et en [lui] donnant même un travail", il a passé huit ans sous les drapeaux avant d'être rendu à la vie civile, en 1954 ».
« Il s’agit d’éradiquer les "mauvais éléments" – antirévolutionnaires et "droitiers " –, dont le nombre est fixé à 5 % au sein de chaque service ».
« Pour s’être insurgé contre l’application à la lettre de ce quota qu'il juge "dogmatique", Zhou Huinan est pris dans la tourmente ».
« Après d’interminables séances de critique publique, il est envoyé au début de l'année 1958 au camp de "rééducation par le travail" de Jiabiangou, dans le désert de Gobi ».
« Quelques mois plus tard, Zhou Zhinan, son jeune frère, géomètre à Lanzhou, condamné comme "ultradroitier", l’y rejoint ».
« Ancien détenu d'une ferme du district de Gaotai, Cao Zonghua, 75 ans, échouera, des décennies plus tard, à faire ériger une stèle en mémoire des prisonniers morts de faim dont les restes reposent dans le charnier d’un camp voisin, Mingshui. »
« Avec d'anciens détenus, Chen Zohghai vient rendre hommage aux disparus de ce qui fut Mingshui, camp qui ne disposait d'aucun baraquement. »
« Chapeau de paille sur la tête, Chen Zohghai, 74 ans, arpente sous un soleil de plomb l’immensité sablonneuse de ce qui fut Mingshui ».
« Des ossements épars et des éclats de brique, sur lesquels furent peints les noms des morts dans les premiers temps, affleurent à la surface de la terre desséchée. »
« Avec d'anciens détenus, Chen Zohghai vient rendre hommage aux disparus, brûlant pour eux des billets de banque en offrande : "Partagez entre vous, faites-en ce que vous voulez, vous qui n’aviez rien."
« Déplacé sur ces terres inhospitalières en 1981, un berger propose de leur montrer ce qui reste des cavités, creusées à même le sol ou dans la roche, où les "droitiers" du camp, privés de tout, passaient leurs nuits en "enfer".
« Un demi-siècle plus tard, Xing De, 86 ans, ancien fonctionnaire régional, ne comprend toujours pas pourquoi il a été condamné… »
« Pour ne pas sombrer, cet enseignant chrétien s'est accroché à sa foi : "Des cinq professeurs de l'École normale de Tianshui et des six de mon lycée, je suis le seul à être revenu. Qui sont ceux qui s'en sont sortis ? Les cuisiniers, les fossoyeurs, les aides en cuisine, les gardiens de chevaux, ceux-là sont rentrés. Ceux qui se sont évadés, aussi."
« Alors employé dans une compagnie d'assurances, Zhao Zhenfang, 80 ans, se souvient, pensif : "Nous n'étions pas loin de 3 000 à Jiabiangou. Au bout de deux ou trois mois, nous n'avions plus rien à manger : la ville de Jiuquan ne nous approvisionnait plus en vivres."
« Contraints pour survivre d'attendre les maigres colis apportés par leurs familles ou de manger des feuilles de dattes, les détenus succombaient à la famine et à l'épuisement. "Vers la fin, les dortoirs étaient clairsemés. Un jour, celui-là mourait, le lendemain, un autre…"
« Né à Xi’an (Chine), dans la province du Shaanxi, en 1967, Wang Bing a étudié la photographie à l’Ecole des Beaux Arts Lu Xun puis le cinéma à l’Institut du Cinéma de Pékin (1995). Il débute sa carrière de cinéaste indépendant en 1999 avec le tournage au long cours de À l’ouest des rails. En avril 2014, le Centre Pompidou organise une rétrospective de ses œuvres. Son film Les trois sœurs du Yunnan a fait plus de 45 000 entrées en France. Acclamé et reconnu par les critiques de cinéma du monde entier, Wang Bing est reconnu comme l’un des artistes chinois le plus important dont les œuvres circulent à travers le monde et les festivals et sont souvent récompensées, comme Madame Fang, Léopard d’Or à Locarno en 2017. »
« Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire de la répression, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, de ceux que le régime chinois appelle « les droitiers » ? Que connaissiez-vous de cet épisode au moment d’entamer l’immense travail de recherche qui a abouti aux Âmes mortes ?
Sans être spécialiste de la question je n’en ignorais pas tout. Je savais, par exemple, que deux frères de mon père avaient été accusés d’être droitiers. La même chose était arrivée à d’autres habitants de mon village. Dès mon enfance, j’ai entendu parler de ce moment particulièrement sombre de notre histoire récente.
Comme moi, beaucoup de gens étaient au courant. On savait qu’il y avait eu une répression, qu’un grand nombre de personnes avait été envoyé en camp de rééducation par le travail pour avoir écrit ou prononcé une simple phrase, pour un détail, parfois même pour rien… Mais on ignorait tout de la vie et de la réalité des camps. L’ampleur des purges nous échappait, le nombre des morts, la dimension nationale du mouvement anti-droitier… Tout n’est pas bien connu. La perspective dont les gens disposaient ne dépassait pas le cadre d’une famille ou d’un village.
La grande majorité des témoignages réunis dans Les Âmes mortes ont été recueillis en 2005. Pour quelles raisons a-t-il fallu attendre une douzaine d’années pour que ce film existe ?
D’autres projets ont détourné mon attention… Notamment la fiction Le Fossé, dont la réalisation est à l’origine de mes recherches sur « les droitiers ». En 2004, alors que j’étais résident à la Cinéfondation de Paris, j’ai lu le roman de Yang Xianhui, Adieu à Jiabiangou, qui a directement trait à la répression. J’en ai tout de suite acheté les droits pour le cinéma. À la fin de ma résidence j’avais achevé d’en rédiger un scénario. Ce roman a constitué une base de départ, mais il n’était pas assez précis sur les lieux et sur la vie au sein des camps. Pour être véritablement accomplie, sa transposition à l’écran demandait des recherches approfondies.
Afin de combler ce vide, et sans songer d’abord à autre chose qu’à réaliser ma fiction, je suis parti à la recherche de témoignages de la vie dans les camps. Mais je suis avant tout un documentariste : sans doute est-ce la raison pour laquelle, très vite, il m’a semblé que dans ces récits il y avait un film, ou la promesse d’un film. J’ai donc commencé à réfléchir à la réalisation d’un documentaire qui réunirait le plus grand nombre possible de témoignages des survivants. Et rapidement il m’est apparu qu’il s’agirait d’un projet d’une grande complexité.
Il y avait en premier lieu un considérable travail d’enquête. Puis il fallait trouver les ressources et le temps nécessaires pour aller filmer un peu partout en Chine. Se posait enfin la question la plus importante : celle de la forme particulière que ce film allait prendre. Elle se posait naturellement à chaque entretien, que j’essayais de mener en ayant déjà une vue d’ensemble. Mais en vérité je n’ai trouvé cette forme qu’au terme d’un long travail de montage.
Le Fossé a été terminé en 2010. En 2011, après avoir tourné Les Trois Soeurs du Yunnan je suis tombé gravement malade et j’ai dû faire une pause. J’ai ensuite tourné À la folie, et ce n’est qu’en 2014 que j’ai pu me remettre au travail sur Les Âmes Mortes.
Il est question de trois lieux : Jiabiangou, Mingshui, Xintiandun. Quelles sont les différences entre eux ? Est-il important de les distinguer ou bien font-ils partie d’un complexe unique ?
Jiabiangou, en tant qu’ensemble de camps situés dans la province du Gansu était constitué de l’unité centrale de Jiabiangou, de Xintiandun, son annexe à environ 7 kilomètres et du camp de Mingshui ouvert dans un second temps, à l’automne 1960, alors que la grande majorité des droitiers de Jiabiangou étaient déjà morts de faim et d’épuisement.
C’est pourtant ce dernier lieu que vous mettez en avant dès le carton qui ouvre le film : « Minghsui, I ». Pourquoi est-il si important ? Et pourquoi avez-vous souhaité en parler d’abord alors qu’historiquement son ouverture est la dernière ?
Pour répondre à cette question, je dois préciser que dans le montage du film j’ai moins suivi l’ordre chronologique des événements que celui des entretiens. Il se trouve que les premiers ont été filmés dans la ville de Lanzhou. Et que cette ville est située à côté du site de Mingshui. Tous les témoignages portaient sur ce lieu-là et c’est pour cette raison que l’on en parle en premier.
Pourquoi un tel parti pris de construction s’est-il imposé ?
La reconstitution chronologique semblait en effet plus logique, et plus claire… Mais elle ne mettait pas assez en valeur ce qui, pour moi, est capital dans les témoignages. Qu’ont en commun tous ces hommes ? Tous ont été accusés d’être « droitiers », tous ont vécu des choses horribles, inimaginables. Et tous ont en commun, c’est l’évidence, d’avoir survécu. C’est ce qui les distingue fondamentalement des milliers de ceux qui, au contraire, ne sont jamais revenus. Leurs récits sont dès lors très personnels. Ils portent sur la description des camps et sur ceux qui y sont morts, mais ils portent surtout sur ce que chacune de ces personnes a dû entreprendre afin de ne pas mourir, ainsi que sur les injustices qu’elle a eu à subir par la suite en tant que « droitier », jusqu’à ce que la réhabilitation de 1978 ne la lave du soupçon qui continuait de peser sur elle et sur sa famille.
Cela m’a d’abord beaucoup surpris et je dois dire que l’aspect très personnel de ces récits me gênait un peu. J’avais l’impression que je n’étais jamais aussi proche de la vérité que lorsque je me trouvais sur le site des anciens camps, au beau milieu de ces zones vides et désertiques où traînent des os éparpillés, abandonnés sans sépulture depuis des décennies. C’est cette sensation que je voulais retrouver dans les récits et les souvenirs des survivants. Or je ne l’y retrouvais pas, ou pas tout à fait.
Comment êtes-vous finalement parvenu à combler ce décalage entre la parole des survivants et le silence des morts ?
Pendant plusieurs années, ce problème m’a obsédé au point de me faire douter de la possibilité de faire exister ce film. Comme souvent, le problème était la solution : j’ai fini par comprendre que ce décalage serait l’objet des Âmes mortes. Je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait, à travers la mémoire des survivants, était de parvenir à toucher la réalité de ceux qui étaient morts. Mais tout cela reste très théorique... Pratiquement, je ne savais toujours pas comment la réalité de ceux qui étaient morts allait apparaître dans les récits de ceux qui, au contraire, sont encore en vie, et qui, lorsqu’on les interroge, parlent surtout de cela : la vie, le fait d’avoir survécu. La réponse ne m’est apparue qu’en 2014. J’avais pris la résolution de réinterroger des témoins rencontrés en 2005. J’étais décidé à leur poser des questions plus précises sur leurs camarades morts. Mais certains de ces témoins, entre-temps, étaient morts à leur tour. D’autres étaient très affaiblis. Leur mémoire n’était plus celle d’avant. Terrible en un sens, cet obstacle s’est en un autre sens avéré être un grand atout. L’effort que ces gens, désormais très vieux et à leur tour proches de la mort, faisaient pour se remémorer des choses très lointaines, les visages et les noms de leurs compagnons disparus était assez beau.
Tout à coup, face à moi, deux rapports à la mort se touchaient : la mort dans les camps et celle due au vieillissement. La seconde est naturelle alors que la première ne l’est pas. Tout en s’opposant, les deux se touchent. Et notamment à l’image. Je pense entre autres au personnage de Zhou Zhinan, que j’ai filmé vieux, dans son lit d’hôpital, maigre et affaibli, parlant d’une voix à peine audible. Ces images semblent illustrer les récits que son frère Zhou Huinan vient de faire, et notamment celui de son compagnon de chambre, mort de faim à Mingshui... J’ai beaucoup de mal à exprimer par des mots ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Mais je sais que c’est quelque chose qui m’a beaucoup influencé dans la réalisation des Âmes mortes. Revenons à la structure. Comment l’architecture des témoignages participe-t-elle ici à ce que, pour chacun de vos films documentaires, vous tenez à appeler un « récit » ?
Le premier témoignage des Âmes mortes est celui du couple que forment Zhou Huinan et sa femme. Ce couple nous donne un certain nombre d’informations contextuelles : comment se retrouvait-on à être accusé ? Qui étaient les droitiers ? Un deuxième témoignage nous ouvre les portes des camps de travail et de leur fonctionnement. Un troisième nous accompagne en profondeur dans la vie du camp. À partir de là, on commence à avoir des témoignages plus précis sur les prisonniers qui sont morts. Une totalité se dégage progressivement : au bout de trois heures, le récit nous donne une vision globale et concrète à la fois des conditions de vie là-bas.
À partir de la quatrième heure, les témoignages appartiennent tous à des survivants qui, étant originaires du même endroit, se connaissaient tous plus ou moins avant d’être envoyés dans le camp. Il arrive alors, de manière tout à fait naturelle et sans intervention de ma part, que les témoignages tissent entre eux des liens.
Ceux que vous avez rencontrés ont été les victimes de la répression. Avez-vous également envisagé de porter votre regard de l’autre côté ? C’est-à-dire de rencontrer et d’interroger les accusateurs ?
La seule personne que j’ai pu rencontrer est un gardien. Il apparaît vers la fin du film, et c’est par son intermédiaire qu’on découvre une photo du camp. Il ne faut pas oublier que les cadres du Parti avaient déjà une quarantaine d’années en 1950. Tous sont décédés. Voilà pourquoi, à une exception près, ils sont absents du film.
Vous remuez de pénibles souvenirs, à la fois douloureux et, pour beaucoup, humiliants. Ceux que vous avez rencontrés ont-ils aisément consenti à prendre la parole ?
Quand j’ai commencé les interviews, la Chine vivait une période d’ouverture politique et économique. Certains n’ont pas voulu s’exprimer, mais la plupart ont facilement accepté. Je suis bien sûr conscient qu’ils m’ont caché certaines choses. Tout le monde a son jardin secret.
L’extraordinaire scène des funérailles de Zhou Zhinan constitue un des rares moments où le film sort du dispositif du témoignage. Pourquoi avoir ouvert cette parenthèse ?
L’histoire n’est pas abstraite. Elle est faite d’individus en chair et en os. La colère du fils de Zhou, qui dit les injustices que son père a subies, est exemplaire à cet égard. Il ne prononce pas un discours, ne dit pas de généralités. Il raconte qui son père était, comment il a vécu, comment il est mort. Il me semblait qu’une telle scène était nécessaire, assez tôt, pour que le spectateur entre véritablement dans le film.
Le fils a-t-il à son tour payé pour les fautes supposées de son père ?
Sans aucun doute. Jusqu’à 1977 (1978 ?) tous les enfants des droitiers étaient exclus de l’université et socialement mis à l’écart.
Quel matériel avez-vous, en définitive, accumulé ?
120 témoignages. Soit environ 600 heures de rushes.
Comment vous y êtes-vous pris pour organiser et réduire une telle masse ?
Je me suis donné quelques règles de montage. Je ne souhaitais pas qu’un témoignage l’emporte sur les autres. Par souci d’équilibre et parce que c’est l’ensemble qui devait l’emporter. Il fallait donc, d’un point de vue formel, que tous les récits occupent plus ou moins la même place. Or je me suis rendu compte en travaillant que la bonne durée était d’une demi-heure environ et que tous les témoignages pouvaient s’y plier.
Autre principe : si l’ensemble devait l’emporter, il fallait tout de même que chaque témoignage ait son autonomie et son unité. J’ai donc décidé de ne jamais les croiser - à la différence de certains documentaires historiques qui, au contraire, tressent les propos entre eux. Et si un personnage revient dans le film, c’est qu’effectivement je suis moi-même revenu le voir à quelques années de distance. De cette manière je respecte aussi le parti pris que j’évoquais tout à l’heure, qui est de progresser en suivant davantage la chronologie des entretiens que celle des événements. C’est pourquoi cinq heures du film - les cinq dernières - sont consacrées à ces droitiers qui viennent tous du même endroit. Soit des droitiers envoyés dans les camps, soit d’autres, comme Fan Peilin, qui était l’épouse d’un droitier, soit encore ceux dont on fait connaissance par leurs lettres.
Il reste un grand nombre de témoignages que j’ai recueillis dans d’autres régions et qui devraient donner lieu à d’autres réalisations sur le sujet.
De quelle manière les huit heures des Âmes mortes vont-elles être présentées au public ?
Le film est montré à Cannes en deux parties. La première s’achève avec Xing De, le vieil homme à la barbichette. La deuxième partie démarre avec Zhao Binkun, le monsieur timide avec les cheveux très blancs, et s’achève avec Fan Peilin. En salle, le film sera en revanche divisé en trois parties de deux heures et demi chacune environ.
Le festival de Cannes va donner à votre travail une exposition particulière. Les Âmes Mortes peut-il, d’une manière ou d’une autre, être pris comme une prise de position par rapport à la Chine d’aujourd’hui ?
Non, je ne pense pas. Quand j’ai envie de traiter un sujet d’actualité, je le fais sans détour. Pour ne citer que trois exemples : dans A l’ouest des rails j’ai parlé de la condition ouvrière ; dans À la folie je traite de la vie dans un asile psychiatrique ; dans Argent amer enfin j’ai raconté l’aventure de jeunes immigrés qui cherchent du travail sur la côte est. Les Âmes mortes traite d’une époque précise, d’un événement précis que je voulais documenter de manière détaillée parce qu’il reste en partie méconnu. Il va de soi que quand on fait un film on cherche à toucher quelque chose d’universel et, d’une certaine manière, d’intemporel. Les récits dont il est question dans Les Âmes mortes appartiennent à l’histoire des hommes. En ce sens on peut, si l’on veut, en tirer des leçons pour le temps présent et pour l’avenir. Il ne faut pas confondre la valeur d’un film et son sujet. Celui des Âmes mortes est très clair et n’a aucun rapport avec la Chine d’aujourd’hui. »
« A la suite de la campagne anti-droitiers lancée par le gouvernement chinois en 1957, plus de 3200 droitiers présumés de diverses régions de la province du Gansu furent déportés à la ferme d’Etat de Jiabiangou, un goulag dans le désert de Gobi, pour une période de « rééducation idéologique par le travail ». Au cours des trois années qui suivirent, environ 2700 prisonniers à Jiabiangou allaient mourir de faim ou de surmenage.
La campagne anti-droitiers de 1957 ciblait ceux qui avaient exprimé des critiques envers le gouvernement chinois. Quelques mois plus tôt, une courte période connue comme le « Mouvement des Cent Fleurs » avait redonné à la population une certaine liberté d’expression, en particulier aux intellectuels. Ont été également visés ceux qui étaient liés au Parti nationaliste chinois (Kuomintang ou KMT, dirigé par Tchang Kaï-chek, dont les adeptes se sont enfuis à Taïwan en 1949), ceux qui avaient critiqué leurs patrons ou les cadres locaux, semblaient insatisfaits ou mécontents de l’état actuel de la société, ou qui s’étaient rendus coupables d’infractions criminelles comme le vol ou le détournement de biens de l’Etat. La plupart des gens qui ont fini par être désignés sous l’étiquette « droitiers » étaient des intellectuels qui travaillent à différents niveaux pour le gouvernement, le milieu universitaire, la culture et l’industrie.
Vingt ans après ces évènements, entre 1978 et 1981, le gouvernement chinois lance une campagne nationale visant à pardonner la plupart des droitiers présumés et à rétablir leurs droits politiques, un processus connu comme « l’inversion du verdict ». Les listes officielles du gouvernement chinois répertoriaient les noms d’environ 558,900 droitiers présumés, mais le nombre réel des grâces accordées durant cette période a largement dépassé ce chiffre, car les noms de nombreux accusés ne sont jamais parvenus aux plus hautes sphères de l’autorité, et n’ont donc pas été inclus dans les listes nationales. Ces personnes laissées hors du décompte officiel – de nombreux jeunes, des étudiants, des travailleurs et des citoyens ciblés au niveau local – étaient encore persécutés et punis comme droitiers au cours des années 1970.
Aujourd’hui, le verdict global du gouvernement chinois est que la campagne anti-droitiers de 1957 a dégénéré et est allée trop loin, au-delà de sa portée envisagée. Pour autant, ni le PCC ni le gouvernement chinois n’ont complètement dénoncé ou rejeté le mouvement anti-droitiers. 96 (chiffre officiel mais qui est encore litigieux) droitiers présumés sont morts sans avoir jamais obtenu l’inversion du verdict prononcé à leur encontre ».
France, 2018, 12 min
Disponible du 10/05/2018 au 12/05/2028
« Les âmes mortes » de Wang Bing
Chine, France, 2014, 165 min
Suisse/France/Hong Kong, 2018, 2 h 45 mn, 2 h 43 mn et 2 h 55 mn
Coproduction : ARTE France Cinéma, Les Films d’Ici, Adok Films, CS Productions avec la collaboration d’ARTE France
Produit par Serge Lalou, Camille Laemlé, Louise Prince, Wang Bing
Distributeur : Les Acacias
Sur Arte :
1ère partie (165 min) : le 23 novembre 2021 à 1 h 10. Disponible du 16/11/2021 au 29/11/2021
Visuels :
CAO Zhonghua et sa femme
ZHOU Xiaoli
© Wang Bing
2e partie (163 min) : le 25 novembre 2021 à 02 h 05
Sur arte.tv du 17/11/2021 au 30/11/2021
Visuels :
QI Luji
CAO Zhonghua
© Wang Bing
3e partie (175 min) : le 26 novembre 2021 à 00 h 35
Disponible du 18/11/2021 au 01/12/2021
CHEN Zonghai
GAO Guifang
© Wang Bing
Articles sur ce blog concernant :
Les citations sont d'Arte et du dossier de presse.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire