« Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti. » (Albert Camus)
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil. » (René Char).
« Il faut commencer par le commencement, et le commencement de tout est le courage. » (Vladimir Jankélévitch)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » (Albert Londres)
« Le plus difficile n'est pas de dire ce que l'on voit, mais d'accepter de voir ce que l'on voit. » (Charles Péguy)
jeudi 21 novembre 2024
Chantal Akerman (1950-2015)
Née dans une famille juive d'origine polonaise, Chantal Akerman (1950-2015) était une réalisatrice pionnière - Saute ma ville (court métrage, fiction, 1968), Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (long métrage, fiction, 1975), News from Home (long métrage, documentaire, autobiographique, 1977), Les Rendez-vous d'Anna (long métrage, fiction, autobiographique, 1978), Toute une nuit (long métrage, fiction, 1982), Les Années 80 (long métrage, documentaire, 1983), 1989 : Les Trois Dernières Sonates de Franz Schubert (moyen métrage, documentaire), Sud (long métrage, documentaire, 1999), La Captive (long métrage, fiction, 2000), De l'autre côté (long métrage, documentaire, 2002) -, femme de lettres et créatrice d'installations artistiquesbelge et française. Son influence est notable notamment chez notamment pour Gus Van Sant, Todd Haynes et Michael Haneke. Le Jeu de Paume présente "Chantal Akerman. Travelling". Arte diffusera plusieurs films de Chantal Akerman dont, le 27 novembre 2024 à 20 h 55 "Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles" avec Delphine Seyrig, Jan Decorte, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze, Yves Bical.
Chantal Akerman est née dans une famille juive à Bruxelles d'origine polonaise (Belgique). Sa mère est une rescapée de la Shoah.
« Godard m'a donné de l'énergie et les formalistes m'ont libérée », a expliqué Chantal Akerman.
Elle étudie brièvement à l'Institut national supérieur des arts du spectacle (1967-1968) et réalise en 1968 Saute ma ville, son premier court métrage.
En 1971, elle tourne L'enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée, qui ne la satisfait pas. Et s'installe avec Samy Szlingerbaum à New York. Là, elle voit souvent des films, notamment ceux du cinéma expérimental américain (Michael Snow, Andy Warhol, Jonas Mekas, etc.),. à l'Anthology Film Archives.
Après un séjour à Paris, Chantal Akerman réalise dans la Big Apple News from Home (1976), Histoires d'Amérique (1988) et Un divan à New York (1996).
Dans sa filmographie : Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) avec Delphine Seyrig (« C'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort »), Les Rendez-vous d'Anna (1978) avec Aurore Clément, road movie parcourant en train allant d'Allemagne à Paris, via Louvain et Bruxelles, Golden Eighties (1986), comédie musicale avec Lio, Un divan à New York (1996) avec William Hurt et Juliette Binoche), La Captive (2000), avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar), d'après La Prisonnière de Marcel Proust, Là-bas (2006).
Créatrice d'installations artistiques, Chantal Akerman a aussi enseigné à l'European Graduate School de Saas-Fee (Suisse) et à l'Université de la ville de New York (City University of New York : CUNY)
Parmi sa production littéraire : Une famille à Bruxelles (Paris, L'Arche Éditeur, 1998), Autoportrait en cinéaste (Paris, Cahiers du cinéma/Centre Pompidou, 2004), et Ma mère rit (Paris, Mercure de France, 2013).
Sonia Wieder-Atherton, violoncelliste, a été sa compagne.
"À l’occasion de l’exposition "Chantal Akerman – Travelling" au musée du Jeu de paume jusqu’au 19 janvier 2025 et dont ARTE est partenaire, ARTE consacre un cycle à cette cinéaste avant-gardiste, qui a mis fin à ses jours en 2015".
« Le Jeu de Paume rend hommage à la cinéaste, artiste et écrivaine belge Chantal Akerman (Bruxelles 1950 – Paris 2015) à travers une exposition exceptionnelle, conçue par le Palais des Beaux-arts de Bruxelles (Bozar), la Fondation Chantal Akerman et CINEMATEK, et réalisée en collaboration avec le Jeu de Paume pour sa présentation à Paris. »
« Chantal Akerman est née à Bruxelles en 1950. Elle se révèle dès son premier court-métrage, Saute ma ville (1968-1970), que l’artiste tourne à Bruxelles, sa ville natale, à l’âge de 18 ans seulement. Bientôt, dans le New York du début des années 1970, elle se lie au cercle des cinéastes underground et expérimentaux, dont elle retient l’approche contemplative, par la caméra, de l’espace physique et temporel. »
« De retour en Europe, elle dirige un premier long-métrage aux échos très personnels, Je tu il elle (1974), avant d’installer son camp de base à Paris, sans toutefois jamais se départir de ses attaches bruxelloises. L’année suivante, elle réalise Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. »
« Chantal Akerman n’a de cesse d’élargir son champ d’exploration de l’image et du récit, procédant librement à des va-et-vient entre les genres cinématographiques : le drame, la comédie (Golden Eighties, 1985-1986 ; Un divan à New York, 1995-1996), l’adaptation littéraire (La Captive, 1999-2000 ; La Folie Almayer, 2010-2011), le documentaire. Ainsi D’Est (1992-1993), Sud (1998-1999) et De l’autre côté (2001-2002), tournés en Europe de l’Est, aux Etats-Unis et au Mexique, forment-ils une trilogie hantée par les murs et les frontières, tout à la fois témoignage de la fin d’un monde et présage de désastres à venir. »
« Chantal Akerman est en outre l’une des premières réalisatrices à opérer le passage au ≪ jeu de l’art ≫ — selon sa propre formule —, avec la création, entre 1995 et 2015, de près de vingt installations vidéo présentées dans de nombreuses institutions à travers le monde, parmi elles le Jeu de Paume en 1995 (anciennement La Galerie nationale du Jeu de Paume). L’écriture occupant une place centrale dans son œuvre, elle est aussi l’autrice de plusieurs textes, dont Hall de nuit (1992), Une famille à Bruxelles (1998) et Ma mère rit (2013). »
« Au carrefour du cinéma, de l’art et de l’écriture, la voix singulière de Chantal Akerman n’aura jamais autant résonne qu’aujourd’hui. Sa sensibilité autodidacte, unique, la conduit à aborder sans détour les thèmes de l’intimité, de la solitude, du deuil et des injustices sociales, aussi bien que l’héritage familial et les traces de l’histoire dans le paysage. Parmi ses films, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, figure en tête du dernier palmarès décennal des meilleurs films de tous les temps établi par le British Film Institute. »
« L’exposition ≪ Travelling ≫ initie un voyage surprenant et bouleversant, et décrit un parcours d’art et de vie façonné par de multiples géographies : de Bruxelles aux zones frontières, de la cuisine au désert, du burlesque au tragique, des douleurs du monde à celles de l’intime. Réunissant une sélection d’installations et de films dont certains sont montrés au public pour la première fois, elle convoque la ≪ matière vivante ≫ qui accompagne l’œuvre de l’artiste, en dévoilant des archives inédites : scenarios, notes d’intention et photographies de tournage. »
« Le parcours de l’exposition s’ouvre sur deux vidéos-installations intitulées In the Mirror (2007) et Woman Sitting after Killing (2001) qui plongent le visiteur dans l’intimité de portraits de femmes. La visite se poursuit avec D’Est, au bord de la Fiction (1995) : 24 moniteurs et un 25ème retracent en son et en images un voyage en travelling de l’Allemagne de l’Est jusqu'à Moscou, en passant par la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, de l’été à l’hiver. »
« A mi-parcours, une salle entière est dédiée aux archives, la matière ≪ vivante ≫ qui accompagne l’œuvre de l’artiste. Les archives contiennent une sélection de documents textuels et audiovisuels issus majoritairement des archives de la Fondation Akerman, de l’INA, de la SONUMA et de la VRT. Au sein de ce lieu de lecture, de consultation et de travail, une biofilmographie accompagnée par des citations de la cinéaste, témoigne de ses réflexions sur le cinéma et de ses processus de travail aux cotes de rushes, photos de tournages, casting, scripts, dialogues, lettres... En dialogue avec les archives, plusieurs films, notamment ceux réalisés en 1967 pour l’entrée à l’école de cinéma bruxelloise l’INSAS, ainsi que les films de télévision, sont diffuses sur moniteurs. »
« A travers l’installation A Voice in the Désert (2002), Akerman prolonge son film From the other side qu’’elle réalise sur la frontière qui sépare les Etats-Unis du Mexique. »
« L’installation rarement présentée Selfportrait/Autobiography: A work in progress (1998) achève ce parcours. Elle se décline à travers 6 moniteurs et contient des images de plusieurs de ses films qui ont jalonné sa carrière : Hôtel Monterey (1972), Jeanne Dielman, 23 quai du commerce à 1080 Bruxelles (1975), Toute une nuit (1982) et D’Est (1993). »
« Soulignant à la fois l’héritage de Chantal Akerman dans le travail d’artistes de disciplines diverses et des relations qu’’elle a tissées au fil de sa carrière, la publication, réalisée en coédition avec Bozar, et la riche programmation d’événements qui complètent l’exposition invitent à (re) découvrir une œuvre dont la radicalité poétique continue d’exercer une profonde influence sur les générations contemporaines. »
« En écho à l’exposition, la programmation culturelle de cet automne est entièrement consacrée à Chantal Akerman, en présentant certains de ses films en pellicule, ainsi que des performances, lectures et rencontres. »
Le commissariat est assuré par Laurence Rassel, en collaboration avec Marta Ponsa. Cette exposition a été conçue par le Palais des Beaux-arts de Bruxelles (Bozar), la Fondation Chantal Akerman et CINEMATEK, et réalisée en collaboration avec le Jeu de Paume pour sa présentation à Paris.
POINTS FORTS
« Un événement hommage »
« Situé en plein cœur de Paris, où a vécu Chantal Akerman durant de longues années, le Jeu de Paume a souhaité rendre hommage à l’une des plus grandes cinéastes de tous les temps en lui consacrant un événement de grande envergure, presque 10 ans âpres sa mort et prés de 20 ans après la présentation, en ses lieux, de la plus célèbre de ses installations ; D’Est : au bord de la fiction (1995). Déjà à l’époque, l’exposition était le résultat d’une collaboration entre la Galerie nationale du Jeu de Paume, Bozar-Palais des Beaux-arts de Bruxelles et le Walker Art Center de Minneapolis. »
« L’exposition, qui s’adresse aussi bien aux admirateurs de Chantal Akerman qu’aux personnes qui ne connaissent pas son travail, dévoile le processus créatif propre à la cinéaste à travers de nombreuses archives – audiovisuelles, rushes inédits, scénarios originaux, notes personnelles, photos de tournages. Réunies pour cette exposition et dévoilées pour la première fois au public français, elles permettent une immersion dans la vie et l’œuvre d’Akerman et apportent par ailleurs un éclairage sur tout un pan de l’histoire du cinéma. »
« Une carrière intense et multiforme »
« Figure de proue du cinéma moderne, Chantal Akerman est une artiste éclectique. En presque 50 ans de carrière, elle produit une filmographie riche de près de 40 courts et longs métrages, et réalise des documentaires, une comédie musicale et réalise aussi des installations. Mais pour elle, ≪ l’art ultime ≫ demeure l’écriture. En plus de scenarios, elle écrit deux textes de théâtre, Hall de Nuit (1992) et le monologue Le Déménagement (1994). En 1998, elle publie son premier livre Une famille à Bruxelles, récit épar les souvenirs de l’artiste et de sa mère. »
« Une reconnaissance internationale »
« Chantal Akerman est internationalement reconnue pour son œuvre cinématographique. Parmi ses films de fiction les plus connus du grand public figurent Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), élu meilleur film de tous les temps en 2022 par la revue britannique Sight and Sound, ainsi que les comédies Golden Eighties (1986) et Un divan à New York (1995), ou bien encore les adaptations littéraires La Captive (1999) et La Folie Almayer (2013). »
Des archives inédites
« L’exposition, qui s’adresse aussi bien aux admirateurs de Chantal Akerman qu’aux personnes qui ne connaissent pas son travail, dévoile le processus créatif propre à la cinéaste à travers de nombreuses archives – audiovisuelles, rushes inédits, scenarios originaux, notes personnelles, photos de tournages. Réunies pour cette exposition et dévoilées pour la première fois au public français, elles permettent une immersion dans la vie et l’œuvre d’Akerman et apportent par ailleurs un éclairage sur tout un pan de l’histoire du cinéma. »
« Une cinéaste radicale et audacieuse »
« L’exposition permet de revenir sur une œuvre audacieuse, engagée et radicale d’Akerman, sous la forme d’une biographie éclatée et fragmentaire. »
« Son premier long métrage, Je, tu, il, elle (1974), qui retrace le portrait d’une jeune femme, est salué par son audace notamment dans sa représentation de la sexualité entre femmes. Quant à son film Jeanne Dielman, réalisé en 1975 par une équipe exclusivement de femmes, au premier rang desquels Delphine Seyrig - icone de la lutte féministe dans les années 1970 et 1980 – il est accueilli de nos jours comme un chef-d’œuvre qui réinvente le langage cinématographique et subverti les règles de la représentation de l’aliénation des femmes. »
« Du cinéma aux salles d’exposition »
« Dès les années 1990, Chantal Akerman est l’une des premières cinéastes à investir les lieux de l’art contemporain avec ses installations vidéo. En 1995, c’est avec Claire Atherton qu’elle monte son film D’Est pour réaliser l’installation D’Est, au bord de la fiction. »
« Elle participe aux Biennales de Venise de 2001 et 2015 et à la Documenta 11 à Cassel. De 1995 à sa mort en 2015, elle crée pas moins d’une vingtaine d’installations vidéo qui, toutes, connaissent un succès international. »
« Une saison Chantal Akerman »
« L’événement proposé par le Jeu de Paume mêle tout à la fois une exposition, un cycle de films – certains en pellicule – et une programmation pléthorique qui réunit performances, lectures, rencontres, débats avec des personnalités influencées par le travail d’Akerman, ou qui s’identifient à ses recherches et thématiques. Dans toute la capitale, de nombreuses institutions célèbrent également le travail de la cinéaste en écho à l’exposition ; le Centre Wallonie-Bruxelles/Paris et Wallonie-Bruxelles International, le Mémorial de la Shoah, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Offscreen, la Philharmonie de Paris, tandis que Capricci propose une rétrospective de ses films restaurés dans les salles de cinéma et Arte diffuse une sélection de sa filmographie sur les écrans et en ligne. »
Une nouvelle salle de cinéma au Jeu de Paume, en écho à l’exposition
« Replaçant aujourd’hui plus que jamais le cinéma au cœur de son activité, le centre d’art inaugure cet automne une nouvelle salle de cinéma, en soutien à la création indépendante, accompagnant pleinement l’exposition consacrée à Chantal Akerman. »
« Pourquoi tu commences par une tragicomédie où tu joues toi-même.
Puis pourquoi tu t’en détournes apparemment pour aller vers des films expérimentaux et muets.
Pourquoi ceux-là achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici, et à la narration.
Pourquoi tu ne joues plus et puis tu fais une comédie musicale [sic].
Pourquoi tu fais des documentaires et puis que tu adaptes Proust [sic].
Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit.
Pourquoi tu fais des films sur la musique.
Et enfin à nouveau une comédie.
Puis aussi depuis quelque temps tu fais des installations.
Sans vraiment te prendre pour une artiste...
À cause du mot artiste. »
Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir », dans Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, Paris, Centre Pompidou ; Cahiers du cinéma, 2004, p. 10.
PARCOURS
1
Woman Sitting after Killing, 2001
[Femme assise après avoir tué]
Installation vidéo créée à partir de la séquence finale du film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) ; 7 moniteurs, couleur, son, 5 min 38 s ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et conception spatiale : Claire Atherton. Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
≪ 7 écrans, 7 minutes, 7 boucles du même plan fixe qui parfois peut évoquer une photo, parfois une peinture qu’’on pourrait appeler classique. Dernier plan de Jeanne Dielman qui, pour ceux qui connaissent ou reconnaissent le film même vaguement, évoque alors le cinéma, et un film de 1975. Une femme assise dans l’obscurité devant une table face à nous. Elle ne nous regarde pas vraiment. Mais elle est quand même face à nous. »
« Encore une fois si on se souvient de la narration du film, Jeanne Dielman, on sait que cette femme vient de commettre un meurtre. Sinon, il n’y a que le titre qui l’indique, ce qui crée une sorte de tension entre nous et les images qu’’on voit, qui parfois ne semblent qu’’une image. Parce que rien n’évoque le meurtre, si ce n’est un peu de sang sur sa main. Un peu de sang a peine visible.
Le personnage, a Woman, ou bien Jeanne, ou bien Delphine Seyrig, ou les trois a la fois, est là assise face à nous. »
« Elle respire à deux ou trois reprises, bouge la tête, comme si elle voulait détendre son cou. Bouge une ou deux fois sur sa chaise qui craque. Juste çà sur sept minutes.1 ≫
« L’installation a été conçue pour la 49e biennale d’art contemporain de Venise (2001), dirigée par Harald Szeemann. »
2
In the Mirror, 2007
[Dans le miroir]
Installation vidéo créée à partir du film L’Enfant aimé, ou Je joue à être une femme mariée (1971) ; projection unique, noir et blanc, son, 16 mm transféré sur support numérique, 4 min 45 s ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et conception spatiale : Claire Atherton.
Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
« L’installation reprend une séquence extraite du film L’Enfant aimé, ou Je joue à être une femme mariée (1971). La jeune mère, jouée par Claire Wauthion, s’observe devant le miroir, nomme différentes parties de son corps et les commente à haute voix. Réalisée pour l’exposition ≪ Ellipsis ≫ conçue par Lynne Cooke, cette installation a été présentée pour la première fois au Museo Tamayo de Mexico en 2007. »
3
D’Est, au bord de la fiction, 1995
Installation vidéo en deux parties, créée à partir du film D’Est (1992-1993) ; 25 moniteurs (24 + 1), couleur, son, version française : 5 min 30 s ; version anglaise : 6 min 15 s ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et spatialisation des images et des sons : Claire Atherton.
Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
« En 1992, Chantal Akerman est sollicitée par Kathy Halbreich, conservatrice du Museum of Fine Arts de Boston, Susan Dowling, productrice à la station de radio WGBH à Boston, et Michael Tarantino, critique d’art américain, pour réaliser une installation multimédia consacrée à la réunification de l’Europe après la chute du mur de Berlin. Ils seront rejoints par Bruce Jenkins, conservateur au Walker Art Center de Minneapolis, et Catherine David, conservatrice à la Galerie nationale du Jeu de Paume. Chantal Akerman accepte la proposition, mais veut d’abord réaliser un film. Tourné au cours de plusieurs voyages (été 1992, décembre 1992 et janvier-février 1993), son documentaire D’Est, présenté aux festivals de Locarno et de Florence, devient rapidement un film culte. »
« L’installation D’Est, au bord de la fiction sera créée en 1995 au Museum of Modern Art de San Francisco et dévoilée au Jeu de Paume à Paris cette même année. »
≪ Je voudrais faire un grand voyage à travers l’Europe de l’Est tant qu’il est encore temps. La Russie, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l’ex-Allemagne de l’Est, jusqu’en Belgique. Je voudrais filmer là-bas à ma manière documentaire frôlant la fiction. Tout ce qui me touche. Des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers, des fleuves et des ruisseaux, des arbres et des forêts. Des champs et des usines et encore des visages, de la nourriture, des intérieurs, des portes, des fenêtres, des préparations de repas. Des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux qui passent ou qui s’arrêtent, assis ou debout, parfois même couchés. Des jours et des nuits, la pluie et le vent, la neige et le printemps. […] Je voudrais enregistrer les sons de cette terre, faire ressentir le passage d’une langue à l’autre, avec leurs différences, leurs similitudes.2 ≫
4
Salle d’archives
« Cette section invite à marquer un temps d’arrêt devant une sélection de documents conservés pour l’essentiel par la Fondation Chantal Akerman — Cinémathèque royale de Belgique (CINEMATEK) a Bruxelles, dont le fonds est constitué des archives de la société de production Paradise Films, créée par la cinéaste avec Marilyn Watelet en 1975, auxquelles se sont ajoutés quelques dons de collaboratrices et collaborateurs. Scénarios, photographies de tournage, de plateau ou de repérage, coupures de presse, notes d’intention témoignent du travail des équipes autant que des époques et des conditions de production et de réception des films. Des extraits de reportages télévisés, incluant des interviews filmées de Chantal Akerman, rendent également compte de son processus de création. Toutes ces archives donnent à voir les complicités et l’environnement de travail sans lesquels n’aurait pu s’épanouir son œuvre unique et multiforme, ou la pratique de l’écriture, qu’’elle considérait comme le mode d’expression le ≪ plus proche de la pensée ≫, occupe une place privilégiée. »
« La film biographie qui complète cette riche documentation propose une exploration subjective du parcours de Chantal Akerman à travers ses propres mots. Sont également projetés ici des rushes datant du premier séjour de l’artisteà à New York au début des années 1970, ainsi qu’un choix de films qu’elle a réalisés pour la télévision dans les années 1980, outre le long-métrage dansé et chanté Les Années 80 (1982-1983), préparatoire à la comédie musicale Golden Eighties (1985-1986). »
5
A Voice in the Désert, 2002
[Une voix dans le désert]
Troisième partie de l’installation vidéo From the Other Side (2002) ; projection unique, couleur, son, 52 min, en boucle ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et conception spatiale : Claire Atherton. Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
« L’installation A Voice in the Désert a été tournée dans le désert d’Arizona, entre deux montagnes situées de part et d’autre de la frontière avec le Mexique. Dans ce couloir que les migrants traqués sont contraints d’emprunter pour entrer aux Etats-Unis, un écran a été planté, sur lequel est projetée la dernière séquence du film De l’autre côté, qui aborde leur situation. Chantal Akerman y raconte en voix off, sur le plan d’une autoroute défilant vers Los Angeles, l’histoire d’une immigrée mexicaine, alternativement en espagnol et en anglais. »
« Ces images ont été montrées pour la première fois en 2002 à la Documenta 11 de Cassel dirigée par Okwui Enwezor, dans la troisième et dernière salle de l’installation From the Other Side conçue pour la circonstance, ou elles étaient diffusées en direct depuis l’Arizona. »
« Elles ont été remontées quelques mois plus tard pour composer A Voice in the Désert. ≪ C’est avec l’installation de la Documenta que je me suis prise au jeu de l’art. Pour la première fois, j’ai eu l’idée de l’installation avant le film. Je voulais mettre un écran à la zone frontière du Mexique et des Etats-Unis, y projeter une partie du film, et le refilmer dans cet espace, son espace authentique. Cette troisième partie de mon installation est née avant tout le reste.3 ≫
6
Selfportrait/Autobiography: A Work in Progress, 1998
[Autoportrait/autobiographie : un travail en cours]
Installation vidéo créée à partir de l’installation D’Est, au bord de la fiction (1995), des films Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), Hotel Monterey (1972), Toute une nuit (1981-1982) et du livre Une famille à Bruxelles (1998) ; 6 moniteurs, couleur, son, version française : 1 h 49 min ; version anglaise : 1 h 30 min ; réalisation : Chantal Akerman ; montage et spatialisation des images et des sons : Claire Atherton.
Courtesy : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery
≪ J’aimerais réaliser une installation à partir de l’idée de l’autobiographie autoportrait […]. Idée tant travaillée […] dans la photographie, moins au cinéma, encore moins je crois à travers l’installation. Pourtant l’installation, avec souvent une multiplication d’images et de son pris dans un même lieu et dans un même temps, dans une sorte de “concussion” de l’espace-temps avec toutes ces résonances ou ces accrochages qui s’opèrent, me semble être une forme à la fois terriblement adéquate et excitante pour explorer une fois de plus l’autoportrait-autobiographie. On se retrouve alors pris dans une telle multiplication de sens possibles qu’on n’est plus certain de rien. De là, à la fois trouble et jouissance, tangage, sol qui se dérobe, et ce sol qui se dérobe sous nous ne nous fait-il pas toucher du doigt la notion d’autobiographie elle-même⁴ ? ≫
Cette installation a été conçue au Carpenter Center for the Visual Arts de l’université Harvard à Cambridge (Massachusetts), où elle a été présentée pour la première fois.
1. Chantal Akerman, « Woman Sitting After Killing », 2001, in Chantal Akerman. OEuvre écrite et parlée, 1968-2015, éd. établie par Cyril Béghin, Paris, L’Arachnéen, 2024, vol. 2, p. 962.
2. Chantal Akerman, « À propos de D’Est », 1991, in Chantal Akerman : D’Est, au bord de la fiction, cat. exp., Bruxelles, Société des expositions du Palais des Beaux-arts ;
Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1995, p. 17-20.
3. « Akerman sans frontières », propos recueillis par Élisabeth Lebovici, Libération, 26 juin 2002, p. II.
4. Chantal Akerman. « Autobiographie — Autoportrait », note d’intention, 1997-1998, in Chantal Akerman. OEuvre écrite et parlée, 1968-2015, op. cit., p. 836.
PRÉFACE DU CATALOGUE
« Chantal Akerman, Travelling ». Textes de Claire Atherton, Jacqueline Aubenas, Luc Benhamou, Céline Brouwez, Anouk De Clercq, Jan Decorte, Verónica Gago, Christophe Honoré, Latifa Laâbissi, Sylvie Lindeperg, Sharon Lockhart, Eileen Myles, Nicolás Pereda, Marta Ponsa, Laurence Rassel, Alberta Sessa, Wang Bing, Marilyn Watelet et Sonia Wieder-Atherton. Lannoo, 2024. Langues : française, anglaise et néerlandaise. 208 pages. 35 €
Par Christophe Slagmuylder, directeur général et artistique de Bozar-Palais des Beaux-arts, Bruxelles
Zoé Gray, directrice des expositions de Bozar-Palais des Beaux-arts, Bruxelles
Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, Paris
« [...] Dans son premier court-métrage, Saute ma ville (1968), Chantal Akerman dynamitait d’emblée sa ville natale.
Ce n’est qu’’en fuyant Bruxelles qu’’elle est devenue réellement cinéaste. Elle a cependant continué d’y revenir.
Bruxelles, Paris, New York : ce sont les trois points d’un triangle dans lequel elle aura voyagé toute sa vie, avec un pied-à-terre dans chacun. Ce sont également les trois pôles de ≪ Chantal Akerman. Travelling ≫, avec quelques digressions jusqu’en Europe de l’Est et au-delà de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, dans le désert. Des frontières, et comment les dépasser : c’est une préoccupation constante dans la vie et l’œuvre de Chantal Akerman. [...]
Entre 1993 et 1995, Chantal Akerman fut l’une des premières cinéastes à franchir le pas du cinéma à la salle d’exposition. Akerman a trouvé un second souffle dans les espaces muséaux.
Le monde de l’art l’a accueillie et elle en était fière. Entre 1995 et 2015, elle a créé une vingtaine d’installations vidéo qui, toutes, ont connu un succès international.[...]
Chantal Akerman était à prendre ou à laisser. Elle respirait son travail.
Elle ne pouvait pas faire semblant.
Elle avait besoin d’une famille de cinéma qui la soutenait, qui la suivait.
Lui consacrer une exposition et une publication associée relève des lors d’une entreprise intime. Explorer son œuvre engage à investiguer son for intérieur, car l’expérience suscite aussi en chacun et chacune de nous des souvenirs personnels.
Dans le livre, nous donnons la parole à différentes personnes proches de Chantal Akerman ainsi qu’à des artistes qui font perdurer son œuvre, créant ainsi un portrait vivant et choral.
L’exposition et le livre qui l’accompagne dressent un portrait posthume et collectif de Chantal Akerman comme cinéaste de notre temps. Une distance s’est créée, y compris dans le temps. Les archives sont une source infinie de nouveaux montages pour éclairer la réalisatrice et son œuvre. Le public choisit lui-même le temps passé devant une image, une archive, définit son propre trajet, devient son propre monteur.
Bon voyage ! »
« Je tu il elle »
Arte.tv diffusera dès le 25 novembre 2024 « Je tu il elle » de Chantal Akerman.
« Filmée dans sa vie quotidienne, une jeune fille passe de la claustration à l'errance, puis à l'étreinte amoureuse de son amie... L’influence de l’oeuvre de Chantal Akerman, cinéaste unique disparue trop tôt en 2015, se mesure dès ce premier long métrage, d’une force aussi radicale qu’intime. »
« Une jeune fille seule dans sa chambre, en proie à la mélancolie amoureuse. Elle déplace, puis sort les rares meubles, à l’exception de son matelas, qui voyage avec elle un peu partout dans la pièce. Peu à peu, elle se dépouille aussi de ses vêtements, avale du sucre en poudre, écrit une lettre, sur trois feuilles puis sur six. Dehors, la neige tombe, puis fond et la jeune fille sort. Un camionneur la prend en stop, lui permettant de rejoindre la femme qu’elle aime… »
« Artiste à part, inspiratrice et pionnière de la modernité au cinéma, Chantal Akerman n’a que 24 ans, en 1974, lorsqu’elle réalise cet audacieux et radical premier long métrage en totale liberté. »
« Influencée par le cinéma expérimental de Michael Snow ou de Jonas Mekas, découvert au cours de ses années new-yorkaises, la jeune cinéaste belge crée dans un dispositif minimaliste une forme d’autofiction qui contient en germe beaucoup de son œuvre à venir. »
« Les motifs de l’enfermement, repris dès l’année suivante dans son chef-d’œuvre Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, ou plus tard dans La captive, puis du voyage, voire de l’errance, au cœur de ses échappées documentaires (D’Est, Sud, De l’autre côté) comme de ses fictions (Les rendez-vous d’Anna), sont abordés dans Je, tu, il, elle par un travail novateur sur le cadre, le son et la lumière qui découpe l’espace et dilate le temps. »
« Cinéaste de partout et de nulle part, Chantal Akerman donne pourtant une sonorité américaine à la rencontre avec le camionneur incarné par un tout jeune Niels Arestrup, que ce soient par les programmes télévisés dans les restoroutes en Belgique, la radio écoutée dans le camion, tous en langue anglaise, ou par un plan d’enchevêtrement autoroutier rappelant les États-Unis. »
« Jouant elle-même le rôle de la jeune fille, la réalisatrice est tour à tour silencieuse, attentive à l'autre – elle dont le cinéma est celui de l’altérité et de l’intime –, puis saisie d'une fougue presque adolescente, en un sidérant ballet de corps féminins filmés frontalement comme on ne l’avait encore jamais vu. Petite silhouette tendre et sauvage, parfois burlesque dans son imperméable en vinyle, Chantal Akerman y est inoubliable. »
"Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles"
« Trois jours de la vie d'une femme au foyer qui se livre à des tâches ménagères et se prostitue à domicile. Avant le dérèglement final... Avant-gardiste et féministe, une oeuvre d'une audace folle signée Chantal Akerman, élue meilleur film de tous les temps en 2022 par la revue britannique "Sight and Sound". Avec la sublime Delphine Seyrig. »
« Dans un modeste appartement bruxellois, une veuve, mère d’un adolescent, enchaîne du matin au soir des tâches ménagères ritualisées à l’extrême avec une régularité de métronome. Dans une même routine, elle reçoit des messieurs en fin d’après-midi, garde sans le regarder le bébé d’une voisine ou lit à son fils les lettres de sa sœur exilée au Canada. Mais la mécanique bien rodée, presque filmée en temps réel, soudain se dérègle… »
« Au mitan des années 1970, Chantal Akerman n’a que 25 ans, quand elle entreprend avec une audace folle de filmer, en une succession de beaux plans fixes, trois jours du quotidien d’une ménagère presque à la manière d’une caméra cachée, soit soixante-douze heures de la vie d’une femme, restituées en trois heures vingt minutes : du jamais vu au cinéma. »
« Pliage cérémoniel des vêtements, couture d’un bouton, épluchage de légumes ou préparation d’escalopes panées… : le rythme et les gestes de cette veuve n’ont, devine-t-on, pas dû changer avec la mort de son mari, perpétuant une condition envers et avant tout. »
« Les très lapidaires échanges avec son fils s’inscrivent dans la même répétition, malgré une sortie de route impromptue, quand l’adolescent, de son canapé-lit, interroge subitement sa mère sur sa sexualité avec son père. »
« Dans cette "vie bardée contre le hasard", selon les mots de la cinéaste belge, l’angoisse pénètre par effraction à travers les fissures de l’organisation quasi carcérale. »
« Si la radicale cinéaste belge se défend d’avoir réalisé, avec cette autre anatomie d’une chute, un film à thèse, elle dit s’être inspirée d’images de son enfance, dont celles de ses mère et tantes, "femmes de dos, penchées, portant des paquets…"
« Avec une Delphine Seyrig à contre-emploi, dont la présence souveraine, en blouse ou paletot, illumine ce journal d’une femme d’intérieur, ce chef-d’œuvre féministe et avant-gardiste, monument dont le titre a longtemps valu passeport secret à la cinéphilie mondiale, a été élu meilleur film de tous les temps en 2022 par Sight and Sound, la revue du British Film Institute ».
« Les rendez-vous d'Anna »
Arte.tv diffusera dès le 25 novembre 2024 « Les rendez-vous d'Anna » de Chantal Akerman.
« De l'Allemagne à la France, le voyage et les rencontres d'une jeune cinéaste errante (Aurore Clément), alter ego de Chantal Akerman. Un film beau et grave sur la solitude et l'absence, hanté par la Shoah. »
« Jeune cinéaste parcourant l'Europe en train pour présenter son dernier film, Anna arrive à Essen, en Allemagne de l'Ouest, où une chambre a été retenue pour elle. Le soir, elle se laisse embrasser par Heinich, qui l'a accueillie à la projection, et l'invite dans sa chambre pour finalement se refuser à lui. Mais en le raccompagnant à la réception, elle accepte son invitation à fêter avec lui le lendemain l'anniversaire de sa petite fille. Plus tard, la voici à Cologne, où l'attend Ida, une amie de sa mère. Puis à la demande de cette dernière, elle s'arrête à Bruxelles, pour se rendre avec elle dans un hôtel proche de la gare et y passer la nuit. Revenue à Paris, où elle vit, Anna retrouve un amant, Daniel, qui est venu l’attendre gare du Nord… »
« Enserrant son héroïne et alter ego dans une succession de poignants plans larges, au fil de quais de gares, de couloirs d'hôtels déserts et de chambres anonymes, Chantal Akerman peint à travers elle l'image d'un monde glacé, hanté par le désespoir et le vide, rythmé par le va-et-vient et le halètement des trains. »
« Cette Europe qui se plaint de la crise porte en elle la dévastation de la Shoah, survenue trente ans plus tôt, mais prétend pouvoir l'oublier, contrairement à la cinéaste dont une grande partie de la famille maternelle a disparu dans les camps. »
« Un peu comme dans un tableau d'Edward Hopper, même si la couleur est ici indéniablement seventies, les lieux dépeuplés prennent vie grâce à la présence de la jeune femme, et l'œil à la fois pénétrant, grave et triste qu'elle pose sur ce(ux) qui l'entoure. »
« Au fil de "rendez-vous" qui semblent dictés par le hasard avec des êtres perdus ou malheureux, seule Anna, qui écoute plus qu'elle ne parle mais se livre par bribes, semble assumer son errance et sa liberté, ce que certains, comme Ida, lui reprochent. »
« À l'opposé d'une vision froide et clinique, une émotion constante irrigue ce film profond et beau sur la solitude. Elle culmine dans l'intimité des retrouvailles avec la mère (Lea Massari, superbe et déchirante apparition) et de la chanson de Piaf ("Les amants d'un jour") qu'Anna chante à Daniel, dans une autre chambre d'hôtel. »
"Sud"
Arte diffusa le 29 septembre 2020 « Sud » (Süden), film documentaire réalisé par Chantal Akerman. « Le meurtre, en 1998, de James Byrd, un Noir lynché par trois jeunes Blancs à Jaspers, au Texas, constitue le point de départ du documentaire de Chantal Akerman. Sur fond de crimes haineux et de plaines sudistes, il s’attaque à la violence raciale qui infeste le quotidien américain. » Trop simpliste pour être vrai.
« Le meurtre, en 1998, de James Byrd, un Noir lynché par trois jeunes Blancs à Jaspers, au Texas, constitue le point de départ du film ».
« La caméra pénètre dans l’église au moment de l’office à sa mémoire, et capte, entre les chants et les psaumes, l’émotion et la dignité des proches endeuillés ».
« La réalisatrice recueille les réflexions des Noirs de Jaspers sur l’affaire, l’esclavage, leur condition ».
« Elle interroge parallèlement des Blancs, notamment le shérif, qui donne sa propre interprétation des problèmes sociaux et raciaux de la ville ».
« Mais le film ne se résume pas à une autopsie ou au terrible récit du lynchage. Il montre comment le meurtre s’inscrit dans un paysage autant mental que géographique ».
« Guidée par une certaine sensibilité littéraire, proche de l’univers de Faulkner ou de Baldwin, la caméra de Chantal Akerman fixe les maisons, privilégie les longs travellings sur une route traversant une nature luxuriante ».
« C’est le long de cette artère que le corps de James Byrd a été retrouvé accroché derrière la voiture de ses bourreaux ».
« À travers ces plans silencieux, l’horreur résonne d’autant plus durement… »
"Cela faisait des mois qu’ils me parlaient de ce film, mes élèves de Harvard. De “Gummo”. Il les avaient terriblement impressionnés. Certains disaient même que ce film avait changé leur vie comme on le disait de Godard, entre nous, il y a trente ans. Certains en parlaient avec une telle ferveur que quand le film est repassé à la demande générale et plusieurs jours consécutifs à la Cinémathèque de Cambridge, j’ai été le voir. Je ne l’ai pas vu en une fois. J’ai été plusieurs jours de suite, en passant. Je passais tout le temps devant la cinémathèque, c’est presque là que je vivais, et c’était facile d’y rentrer, d’en sortir, etc. Et de ce film, j’avais toujours envie d’en sortir, et puis quand même – pas pour voir la suite, mais pour en voir encore un peu – j’y rentrais à nouveau.
Et au fond, j’étais fâchée. Bien sûr, je m’en défendais, et pourtant j’étais quand même fâchée. Et je me demandais, je voulais comprendre, ce qui avait pu changer la vie de mes élèves. Ce ne pouvait pas être que la forme du film qui elle m’intéressait beaucoup, une forme disloquée, jouant avec film et vidéo, images saturées, sons synchrones et voix off, etc., mais aussi sans doute et surtout son contenu, enfin son contenu dans cette forme-là et moi, c’est son contenu dans cette forme-là qui me faisait mal. On y croyait à ces histoires de petits blancs dans le fin fond de l’Ohio. Des histoires de gens sans Surmoi, sans culture, sans passé, avec des enfants qui tuent des chats ou leurs parents, sans rime ni raison, comme en passant. On y croyait à ce monde fait de monstres comme si de rien n’était, monstres que cette société a tout “tranquillement engendrés”. Oui, ça faisait mal et donnait envie de répondre par un autre film. C’est vrai, le monde, les gens ne sont pas comme ça. Non. Ces petits blancs ne peuvent pas être comme ça. Sans Surmoi, tuant tranquillement, sans haine même, juste comme ça. Sans culture, sans Histoire ni passé, peut-être, oui, sans doute, mais pas comme ça. Et puis cela ne devrait pas fasciner mes élèves, et qu’est-ce qui les fascine ces enfants?
Peut-être la représentation de ce “sans culture” justement et ce “sans Surmoi dans une Amérique puritaine” ou est-ce là pour eux une réponse à cette Amérique puritaine-là, qui n’a pu s’ériger que sur le sang des Indiens et l’esclavage des noirs. Je ne sais pas.
Certains ont trop d’Histoire, trop de passé, les Européens sans doute, et d’autres pas assez peut-être, les Américains, sans doute.
Certains organisent des meurtres ou même des génocides à cause ou au nom de ce trop d’Histoire, histoire de territoire et de terre, de race, de religion de ce trop de culture même et d’autres dont le manque d’Histoire, de passé, de culture, ou d’un vague souvenir d’une culture, d’un lieu qu’ils ont quitté pour aller ailleurs, là où c’était grand, nouveau, là où c’était ailleurs, les mènent aussi à supprimer ce qui les gêne ce qui est en trop, peut-être aussi ce qui leur semble impropre à réaliser pleinement l’utopie de ce nouveau monde.
Et j’ai compris en allant là dans le Sud, cet été, que pour certains, cette utopie de monde nouveau, ne peut pleinement se réaliser, que si ce monde est blanc et uniquement blanc et non pas régi par la loi des hommes mais par la loi de Dieu.
Donc tout est parti de là, de l’envie de répondre. Ce fut le détonateur. Et puis je me suis dit, il faudrait aller quelque part filmer cette réponse, mais l’Amérique est vaste, je devais choisir un chemin qui fasse sens même s’il resterait quand même un peu erratique et je n’avais pas envie de traverser l’Amérique d’une mer à l’autre, de New-York à Los Angeles, chemin mythique bien sûr, mais mille fois parcouru, et je me suis souvenue du livre de James Agee et Walker Evans, “Louons maintenant les grands hommes,” qui se passait aussi dans l’Amérique profonde, dans le Sud profond même, pas loin de Birmingham, et je me suis souvenu des beaux personnages – et ils étaient beaux dans leur complexité même- et des belles photos de Walker Evans qui les documentaient, eux et leur vie et puis, oui, c’étaient de beaux personnages mais n’était-ce pas James Agee qui les voulait ainsi et cette misère, cette misère des paysans, “pauvres mais dignes” comme on dit, n’échappait pas à la beauté, beauté aride peut-être mais beauté quand même ou plus forte encore parce que aride, même si dans les photos de ces paysans que la pauvreté avait tant marqués, on pouvait deviner parfois une sorte de folie dans le regard.
Mais rien dans les photos de Walker Evans, prises dans le Sud à la fin des années 30, ne suggérait un instant la brutalité qui avait pu être perpétrée dans le Sud par des êtres humains, des blancs sur d’autres êtres humains, des noirs. Ce qu’on voyait dans toute sa beauté, c’est ce que la pauvreté leur avait fait à eux, à ces blancs, et on se disait en toute perversité, c’est beau, ce sont de belles photos, et en tant que spectateur on ne se sentait pas touché ou visé dans sa propre intégrité d’être humain, parce que ce que l’on ressent d’abord, c’est que contre vents et marées, ces gens décrits et photographiés étaient quand même restés des êtres humains.
Oui, c’était sans doute cela une réponse possible à “Gummo”, une réponse humaniste, une réponse chrétienne aussi, sans doute. Non, c’est plutôt “Gummo” qui à sa manière était une réponse à “Louons maintenant les grands hommes” et à d’autres oeuvres, films ou livres etc., où la dignité humaine est malgré tout sauvée.
Et puis à cause du Sud, j’ai pensé à un autre livre et combien il m’avait hantée, à d’autres voyages dans le Sud aussi, ceux des protagonistes de “Harlem Quartet” de James Baldwin, le voyage de jeunes noirs, chanteurs de Gospels, ce devait être au début des années 60, quand on commençait à parler de déségrégation. Ils sont partis à leurs risques et périls, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Combien de sentiments, combien de phrases de ce livre, m’étaient familiers, je les avais déjà entendues chez moi à la maison à Bruxelles, prononcées par mon père ou ma mère dont l’histoire, à bien des égards, différait de celle de Baldwin et de ses protagonistes.
Et pourtant ces phrases qui m’obsédaient depuis toujours leur étaient communes, toutes ces phrases liées à la peur, ces maigres phrases échappées et bien-sûr plus marquantes qu’un flot de paroles, ou plutôt ces maigres phrases se glissant parfois malgré elles au milieu des logorrhées racontant le bonheur d’une journée, et je cite Baldwin :
Le silence est total.
Le silence du Sud.
Un silence lourd, tendu.
Un silence de plomb
Un silence qui devrait être mais qui ne l’est pas.
On guette le cri qui va briser ce silence.
On redoute le jour qui vient.
James Baldwin
Chez moi, à la maison, ce n’est pas du silence du Sud qu’on parlait
quand on parlait enfin de quelque chose, mais du silence du camp et là c’était la même peur du jour qui vient, parce qu’avec le jour qui vient, il n’y avait que le pire qui pouvait arriver. On répétait aussi comme Baldwin la peur de marcher au milieu du trottoir et la tendance à raser les murs.
Et sans doute, c’est aussi pour ça que ce roman m’a hantée, à cause de la peur, de la tension qu’on sent dans ce livre et particulièrement dans la partie qui raconte les voyages dans le Sud.
Ils sont partis de New York en voiture à leurs risques et périls, les héros de “Harlem Quartett”. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils se sont arrêtés pour manger, pisser ou chanter, et je cite en vrac, à Richmond dans un trou de Virginie, là où le 18 août 1899, un noir inconnu a été lynché, puis à Charlotte et Monroe en Caroline du Nord, puis à Hopkinsville, Missouri, puis à 3 km de Nashville, Tennessee et puis Birmingham, Mobile, Montgomery, Alabama. Birmingham que Baldwin décrit comme “une ville plate, étalée, lascive. Ville incapable de susciter aucun espoir. La ville la plus inique, la plus détestable, les rues sont à angles droits, claires et désertes, elles conduisent à un avenir affreux. Les maisons basses conspirent. Les arbres abondent. Il n’a jamais vu autant d’arbres.“
Autant d’arbres qui évoquent pour Baldwin autant de pendus.
“Dans l’air lent, lourd, lugubre. Il sent la corde lui scier la pomme d’Adam. La chaleur palpable de l’été fait frissonner le paysage qui s’égoutte comme de l’eau“. “Je ne suis pas le seul nègre qui rêvant de Birmingham, se réveille avec des sueurs froides, en étouffant un cri” écrit-il encore et cela aussi m’est terriblement familier.
Birmingham où Rosa Parks refuse d’aller à l’arrière du bus.
Ils sont aussi allés, ces chanteurs de Gospels, à Atlanta, Géorgie, ses faubourgs et ses bois et puis dans une petite ville du Sud dont Baldwin dit seulement : “pas loin du cadavre de John Brown” et j’ajouterai, ou de ce qu’il en reste parce que ce qui m’a sans doute le plus atteint, en lisant 100 Years of Lynchings de Ralph Ginzburg, c’est quand il reprend la description d’un lynchage publiée par la Gazette de Kissimmee Valley (Floride) et je cite: “c’est que tout ce qui restait de Sam Holt après qu’il ait brûlé, c’était un petit tas de cendres noires, c’est tout ce qui restait pour raconter l’histoire.” Et le journaliste ajoute : “On n’avait même pas laissé les os en paix, mais ils ont été avidement saisis pas la foule qui s’est presque battue au dessus du corps fumant de l’homme, creusant avec leurs couteaux pour avoir un souvenir de ce qui s’était passé.”
Je me suis dit, il n’y a plus qu’à suivre cette route-là, leur chemin à eux et sans doute aussi comme eux aller jusqu’en Floride et filmer.
Et puis, il y a eu un nouvel incident raciste, c’est comme ça qu’on dit, enfin un lynchage, à Jasper, Texas. A notre époque et plus que jamais, il y a de la purification dans l’air.
Alors j’irai à Jasper, Texas, je verrai mieux peut-être, je comprendrai mieux ce qui m’obsède encore et toujours.
JASPER, Texas qui croit pouvoir guérir ou s’en sortir, en inscrivant en énormes lettres majuscules sur un panneau, sur une route de la ville :
JASPER, TEXAS, EST EN DEUIL, EST BLESSÉE ET PLEURE. AMÉRIQUE PRIE POUR NOUS.
JASPER, TEXAS, IS MOURNING HURTING CRYING. AMERICA PLEASE PRAY FOR US.
Un panneau presque aussi grand que ceux de l’artiste Bruce Nauman, où s’inscrivent VÉRITÉ LIBERTÉ.
Cet incident a été suivi par plusieurs autres qu’on dit être “moins graves” comme si cela ne faisait que réactiver quelque chose de toujours latent, non seulement là-bas mais ailleurs. A Jasper, Texas, là aussi, comme dans beaucoup d’autres endroits du Sud des États-Unis et du monde, l’homme a laissé de sa chair sur le sol. Comme à la chair de Sam Holt en 1899, c’est aussi à la chair de James Byrd Jr, que les trois hommes blancs en voulaient cette nuit-là.
Le journaliste du “Jasper News Boys” me dira plus sobrement quand je l’ai rencontré cet été en citant l’un des trois meurtriers que ce qu’ils voulaient c’était: “scare the hell out of this nigger“, foutre la trouille de sa vie à ce nègre”
Et on peut lire dans l’édition du Boston Globe du 12 juin 1998: “Dans le cauchemar qui a suivi, Byrd a été brutalement battu, enchaîné par les poignets à l’arrière d’une camionnette et déchiré en morceaux alors que son corps était traîné sur une petite route de campagne poussiéreuse. Un des plus vicieux crimes de haine dans le nouveau Sud.
Je ne voudrais pas faire un film comme “D’Est” qui serait comme une élégie, mais un film heurté, hétérogène, et pourtant bien que l’idée m’en soit venue à cause de “Gummo”, j’ai aussi senti que ce film pourrait être le vrai écho à “D’Est” sans forcément en être son contrepoint. Oui, j’ai envie d’aller voir là-bas à quel prix se passe le miracle américain, sur le dos de qui, se crée en ce moment même le plus grand amoncellement jamais vu de richesses et si ce paysage, ce paysage garde les traces où le souvenir même de quelque chose de ces lynchages et si ces arbres disent encore quelque chose d’autre que leur propre beauté.
Filmer la nature, nature qui cache sang et charnier. Ce reflet du ciel sur une mare boueuse.
Le souvenir peut-être imaginaire d’une partie de campagne.
Et forcément d’être couché le cul par-dessus tête.
Cette chaleur qui s’entend.
Les abeilles, les moustiques.
Tout est immobile et tout bouge.
Je voudrais faire des images qui évoquent presque trop de bonheur.
Presque de l’écoeurement.
Et puis ce paysage va se mettre à bourdonner.
Et par le ressassement, toujours le ressassement, j’espère vous faire valser du plaisir – que peut procurer la nature, le paysage, la partie de campagne – le plaisir et son frémissement, jusqu’au doute même de ce plaisir, jusqu’au sentiment de l’horreur et peut-être même du tragique dans un silence de plomb.
Cet été, j’ai donc été dans ce Sud, jusqu’à Jasper pour prendre quelques notes filmées ou écrites, ce qui m’a permis de me confronter à la fois à mon désir de faire et à la réalité de ce Sud que je connaissais seulement à travers ses grands écrivains, quelques films, et quelques souvenirs sur la lutte pour les droits civiques.
D’abord, je n’y ai presque rien vu. Le Sud ne se donne pas comme ça, il faut rouler beaucoup et marcher et se laisser faire parfois par des impressions fugitives, mais qui se répètent.
On cherche à la loupe bien sûr ce qui peut ressembler à ce que l’on a lu ou entendu. Puis on se laisse presque assoupir, l’on devient moins vigilant, une torpeur vous prend, une certaine douceur.
Et c’est seulement parce que ce qu’on voit se répète que tout d’un coup cela prend sens, comme ces noirs qui très paisiblement tondent la pelouse devant une église ou d’autres qui désherbent un cimetière des confédérés, ou d’autres encore qui marchent d’un pas lent en s’éloignant du Mississippi River et puis ces maisons qui ressemblent à des cases presque dévorées par la végétation, dans un quartier où l’on ne voit absolument personne et l’on se demande où l’on est, et sans très bien savoir pourquoi, se mêlant à une certain douceur, il y a soudain quelque chose qui vous étreint et puis, soudain, on comprend que si tout d’un coup le cœur vous serre, c’est parce que ces maisons pourtant colorées, presque gaies parfois, éveillent des réminiscences, qu’elles évoquent pour vous des cases d’esclaves et puis à force de tourner en rond dans le quartier, on aperçoit furtivement, dans des allées perpendiculaires et sablonneuses, un homme ou un autre, une femme, un enfant, tous noirs. C’est le quartier noir de Vicksburg, Mississippi…
Le quartier noir d’Atlanta, au bord de la ville, ne rappelle pas ces cases, mais plutôt par moments certains de nos quartiers “défavorisés”, avec briques rouges, graffitis, et désolation, mais il y règne par contre une sorte de tension sourde, comme dans le quartier noir de Selma, comme à Marion, comme à Jackson, comme partout ailleurs. Eux aussi sont au bord de la ville et eux aussi comme dans toutes ces villes du Sud, sont complètement ségrégués, pas un blanc, pas un seul.
Bien sûr je n’ai pas vu que ça à Atlanta, bien sûr, il a certains quartiers habités par les noirs qui sont moins désolés, mais les blancs leur ont laissé la ville, pour la plupart, ils habitent en dehors, loin d’eux, dans les bois verts et calmes et qui ont été le théâtre de tant d’atrocités.
D’ailleurs les blancs dans le Sud, on en voit presque pas. Ils sont dans leurs maisons, au travail sans doute, dans leur voitures, mais rarement dans les rues. On en rencontre seulement dans ces énormes villes supermarché du bord des autoroutes. Rarement dans les rues.
Le long de ces routes ou autoroutes, ou dans les buissons, j’ ai vu aussi des prisonniers, tous noirs qui travaillaient en vêtements blancs ou rayés, gardés par des hommes blancs et à cheval et on ne pouvait s’empêcher de penser aux esclaves, les mêmes gestes les mêmes costumes presque et les mêmes gardes comme si rien n’avait changé depuis le temps de l’esclavage, même si il n’y a plus personne dans les champs de coton, seulement le bruit du vent.
Il faut aussi pour mieux percevoir ce Sud, peu à peu rencontrer des gens, des gens qui parlent ou se taisent des gens qui parlent pour ne rien dire et disent parfois tant, des gens qui parlent pour dire et en disent parfois trop.
Il y a tant chez les blancs que chez les noirs, tant de dénégation et comment pourrait-il en être autrement alors que l’histoire qui les lie est aussi celle qui les sépare.
J’ai rencontré une femme, mère et grand-mère, qui elle m’a dit pourtant qu’elle se sentait mieux depuis la lutte pour les droits civiques, parce que sa maison, c’est sa maison, pas grande, pas belle, ni luxueuse, mais sa maison et que personne, qu’aucun blanc ne peut lui dire comme ça lui était arrivé avant, et elle se sent bien et a de l’espoir pour ses enfants et ces petits-enfants.
J’ai aussi rencontré Derek Mohammed, un homme encore assez jeune qui a changé de nom, parce qu’il ne voulait plus porter un nom d’esclave comme Malon, et lui, – contrairement aux autres, à presque tous les autres que j’ai rencontrés à Jasper, blancs comme noirs et tous chrétiens – trouvait que la mort de James Byrd Jr. était une tragédie inutile et que son martyre n’allait servir à rien et aussi que tous les noirs avaient peur et ne disaient pas la vérité quand ils disaient qu’il n’y a aucun problème entre noirs et blancs et que tout va bien tandis que les pasteur Lyons, un pasteur noir et bien d’autres gens de sa congrégation disaient tous le contraire. Le pasteur a même été jusqu’à dire que si les noirs avaient des difficultés, c’était surtout de leur faute et parce qu’ils ne croyaient plus assez au rêve américain.
Et puis quand on assiste à un office donné dans l’église du pasteur Lyons en mémoire de James Byrd Jr, quand on écoute tout ce qui se dit ou se chante, on se dit que tout est encore plus compliqué que ce qu’on croit…
Il y a là un mélange de gestes, de paroles qui montrent des gens qu’on pourrait croire être des oncles Tom mais qui finalement n’arrivent à survivre et à garder quelque chose d’eux-mêmes qu’en vivant dans une certaine ambiguïté, que derrière les discours apaisants sans doute, il y a le corps et sa douleur qui s’exprime, et quelque chose de profond et d’authentique.
J’ai rencontré aussi le shérif de Jasper, un brave homme blanc, avec un chapeau de shérif, un drapeau américain, un regard bleu à la Paul Newman, on l’aimerait presque comme on peut aimer certains films américains, il dit simplement que si il n’y avait pas de problèmes économiques, de chômage, il n’y aurait pas de cas Byrd et que quand un homme a suffisamment de nourriture dans son assiette, il ne pense pas à créer des problèmes aux hommes des autres races, il dit cela et semble complètement ignorer, comme nous l’a appris John Craig qui a passé deux ans de sa vie à infiltrer les groupes d’extrême droite et notamment le mouvement pour une nation aryenne, que ceux-ci ce sont considérablement développés depuis les années 60, mais c’est surtout depuis une quinzaine d’années qu’il y a une forte résurgence d’organisations comme le K.K.K. et d’autres groupes de suprémacistes blancs sous le chapiteau de ce que l’on appelle “l’identité chrétienne”.
“Ce sont des groupes entraînés à saisir toute opportunité qui se présente pour nuire ou blesser les gens d’autres races car ils croient que n’importe quel “homme de couleur.” qui vit ou arrive aux États-Unis doit être repoussé, que les États-Unis doivent être purgés d’eux pour que ceux-ci redeviennent une nation blanche sous le contrôle de Dieu et non des hommes. Pour ces extrémistes, race égale nation et nation égale race, c’est là leur croyance de base.
Alors tout va-t-il vraiment mieux comme certains, beaucoup, semblent le dire, comme ils disent que le lynchage de Byrd, n’est qu’un cas isolé et exceptionnel.
Tout va sans doute mieux et il n’y a pas de lynchage tous les jours bien qu’il y ait eu deux cas étouffés récemment rien que dans le comté de Jasper, mais tout est resté ségrégué de fait ou presque, les églises, les quartiers, les cimetières bien sûr et dans les écoles, les enfants noirs côtoient rarement les enfants blancs et vice versa, et pourquoi les problèmes économiques, puisque problèmes économiques il y a, devraient-ils justifier un lynchage. On a déjà entendu cela ailleurs, à d’autres époques, dans d’autres lieux, très près de nous juste à côté et cela ne peut que faire frissonner.
Tous ces gens que j’ai rencontré viendront hanter le film, la femme qui se sent bien chez elle et son mari qui, maintenant qu’il ne peut plus bouger son dos suite à un accident de travail, passe son temps à jouer d’une vieille guitare électrique. La vieille dame aussi qui dit que les branches poussent différemment là où les gens on été pendus et en effet, la nature, les arbres semblent parfois prendre des formes monstrueuses.
Le shérif, le pasteur Lyons, et toute sa congrégation, l’homme qui a entendu le camion tourner de gauche à droite la nuit sur la route devant sa maison alors qu’il regardait un western à la télévision et John Craig qui raconte une Amérique effrayante, avec ses groupes prêts à nuire, prêts à prendre le pouvoir si le pouvoir en place devient défaillant, si la situation s’y prête. Et puis Mohammed Derek, très soigné, avec son costume impeccable, son noeud papillon et sa dignité, et puis encore John qui se souvient du jour où un jeune noir a été châtré et qui s’en souvient encore.
Je commencerais par montrer cette douceur confirmée par les dires de la femme, mère et grand-mère que j’ai rencontré non loin de Tuscaloosa, Alabama, dans ce qui est communément appelé “the Black Belt”, la ceinture noire, puis lentement je montrerai ces quartiers où tout d’un coup l’on sent cette tension sourde qui règne pour enfin arriver à un presque témoin oculaire du meurtre de James Byrd Jr.
Je n’ai pas l’intention de faire l’autopsie d’un meurtre mais plutôt de l’inscrire à la fois dans la paysage mental et physique de ce Sud avec d’autres éléments, dans une sorte de va et vient entre ce qui évoque parfois fortuitement le passé inscrit dans le paysage des villes, des villages ou des espaces presque vides et toutes leurs églises, modestes en bois ou grandes et en briques qui viennent perpétuellement scander même les espaces les plus nus, inscrit aussi dans le quotidien, les gestes, les regards, aussi bien des noirs que des blancs.
Je finirai sans doute le film par une route, celle ou James Byrd Jr. a été traîné, une route toute simple de forêt, cela pourrait être n’importe où, mais cette route garde sur son asphalte, des cercles tracés un peu partout et de tout son long. Ces cercles ont entouré, tout ce que peu à peu James Byrd Jr. y a laissé, un peu de sa chair, de ses os, de ses membres, son sang avant qu’on détache devant un petit cimetière noir ce qui restait de lui…"
« La captive »
Arte.tv diffusera dès le 25 novembre 2024 « La captive » de Chantal Akerman
« Simon vit avec Ariane. Amoureux et jaloux, il la fait surveiller... Dans cette brillante interprétation de "La prisonnière" de Marcel Proust, Chantal Akerman fait le portrait d’un amour malheureux situé entre le mensonge et la jalousie. Avec Sylvie Testud, Stanislas Merhar et Aurore Clément. »
« Simon a pour maîtresse Ariane avec qui il partage son appartement. Il aimerait bien l’épouser mais le corps d’Ariane, bien que docile, lui reste étranger ; c’est seulement lorsque la jeune femme est endormie qu’il se laisse aller à la posséder. Attaché par l’écriture et retenu par un asthme chronique, l’amant se tient enfermé chez lui tandis qu’Ariane passe son temps dehors, visite les musées, suit des cours de chant, sort à l’opéra, toujours accompagnée de son amie Andrée, que Simon soupçonne de cultiver des amours saphiques. Il suit Ariane dans ses déplacements, recoupe les informations, interroge ses amis, mais elle reste insaisissable… »
« Comme l’annonce la première séquence, celle de jeunes filles en fleurs jouant sur la plage et filmées en Super-8, La captive recompose le couple de La prisonnière (Stanislas Merhar et Sylvie Testud) en intégrant au huis clos parisien des fragments issus des chapitres antérieurs de La recherche du temps perdu. »
« La fréquentation des salons mondains est évacuée, pour mieux se concentrer sur le seul rapport amoureux. L’enfermement progressif du héros dans sa passion possessive et jalouse est exposé par le biais de plans lents qui montrent les filatures anxieuses de Simon au travers de dédales parisiens, mais aussi par la répétition de situations obsédantes, comme les mensonges d'Ariane, sources d'angoisse pour lui, et l’attention maniaque qu'il porte à l'emploi du temps de son amie. »
« La cinéaste transpose les scènes dans le monde d’aujourd’hui et recrée des circonstances inédites, comme la présence de la grand-mère tant aimée du jeune homme. »
« Le corps gracile et évanescent de Sylvie Testud, bien qu’éloigné de la forte et brune Albertine du livre, en paraît la juste transposition. Simon n’aura de cesse de comprendre son âme et de déceler dans son corps endormi les désirs qui s’y cachent, adressés à d'autres que lui. »
« Il cherche à élucider les liens qui réunissent les femmes autour du chant, de l’art ou de l’eau, autant d’éléments qui lui dérobent sa maîtresse. »
« Les fantasmes d’Ariane ne trouveraient-ils d’issue que dans la seule complicité féminine ? Pourquoi alors refuse-t-elle les propositions de rupture qu’il lui adresse ? La vérité se dérobe et Simon perd pied. »
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