Rudolf Steiner (1861-1925) était un essayiste né dans l'actuelle Croatie. Il est devenu célèbre en créant en 1912 l'anthroposophie, une doctrine spirituelle ésotérique, syncrétique et controversée déclinée dans l'éducation (écoles Steiner-Waldorf), l'agriculture (agriculture biodynamique), la médecine (médecine anthroposophique), l'architecture, la danse... Arte diffusera le 28 mars 2025 à 00 h 15 « Le monde occulte de Rudolf Steiner », documentaire d’Anna Pflüger.
Né dans l'actuelle Croatie alors dans le royaume de Hongrie, Rudolf Steiner (1861-1925) étudia à la Technische Hochschule de Vienne afin de devenir ingénieur. Après des études abrégées, il est recruté à la Goethe und Schiller-Archiv (Archives de Goethe et Schiller) à Weimar au poste de responsable de l'édition des œuvres de Goethe, puis travaille comme rédacteur en chef du Magazin für Literatur à Berlin.
Membre de la Société théosophique, il devient en 1902 secrétaire général de la section allemande qu'il quitte en 1912 pour créer la Société anthroposophique. Durant ses quinze dernières années, il travaille essentiellement à Dornach, près de Bâle (Suisse).
Il fonde l'anthroposophie, une doctrine spirituelle ésotérique controversée qu'il décline dans l'éducation, l'agriculture et la médecine. Ces déclinaisons sont connues de nos jours sous ces dénominations : agriculture biodynamique, médecine anthroposophique, écoles Steiner-Waldorf, danse Eurythmie.
Il est notamment célèbre pour avoir inspiré la pédagogie Steiner-Waldorf, un courant pédagogique controversé lui aussi et fondé sur ses conceptions éducatives et anthroposophiques.
Rudolf Steiner est l'auteur de livres sur la philosophie, l'occultisme et la spiritualité
Steiner, Juifs et Judaïsme
Dan Dugan est "un ancien parent d'élèves Waldorf et dirige Dan Dugan Sound Design à San Francisco, en Californie. Son organisation, PLANS (People for Legal and Non-Sectarian Schools), s'oppose au financement public des écoles Waldorf en raison de leur caractère religieux". Dans "Rudolf Steiner and the Jews" ("Rudolf Steiner et les Juifs"), il a écrit en 1999 :
"L'anthroposophie combine des éléments de l'hindouisme (réincarnation et karma), du zoroastrisme (dieux co-créateurs de la lumière et des ténèbres), du christianisme ésotérique (gnosticisme, manichéisme) et des traditions occultistes européennes (rosicrucianisme, franc-maçonnerie, herboristerie). De la théosophie, il a hérité un mythe de création complexe, alambiqué et raciste, qui implique la supériorité « aryenne » par la force du destin :"Nous appartenons à la grande race-racine de l'humanité, qui peuple la Terre depuis que la terre sur laquelle nous vivons aujourd'hui a surgi des inondations de l'océan. Depuis que la race atlante a commencé à disparaître lentement, la grande race aryenne domine la Terre. Si nous nous observons, nous, ici en Europe, sommes donc la cinquième sous-race de la grande race-racine aryenne. La première sous-race vivait dans un passé lointain, dans l'Inde ancienne".Cette histoire mythique de l'Atlantide peut être retracée de Madame Blavatsky au théoricien nazi Alfred Rosenberg en passant par Steiner. Elle perdure aujourd'hui, non seulement dans les écrits ésotériques, mais aussi comme cadre de l'histoire ancienne enseignée dans les écoles Waldorf, privées et publiques. La théorie pédagogique de Steiner impose aux enfants de suivre une récapitulation de « l'évolution de la conscience humaine ». Le cadre historique utilisé en CM2 et en sixième année des écoles Waldorf suit le schéma évolutionniste de Steiner. Les Juifs n'ont d'autre rôle à jouer dans ce système que de fournir un corps physique approprié à « l'Esprit-Christ ». Steiner explique que la tâche de la « race » juive est accomplie et que si tout s'était déroulé selon le plan des « dieux supérieurs », elle aurait déjà disparu.« Il faut que se développe progressivement dans l’humanité ce qui est lié à la véritable impulsion chrétienne, et que ce qui est lié à la simple impulsion de Jéhovah [sic] soit dépassé. » [1918][...]Steiner adoptait des positions différentes sur la question raciale selon ses interlocuteurs. Il aurait été ami du poète juif Ludwig Jacobowski, qui l'aurait chargé d'exécuter son testament...Steiner a passé des années à Vienne comme tuteur à domicile pour un garçon hydrocéphale issu d'une famille juive aisée. Leurs relations se sont tendues après la publication d'un article défendant le livre de Hamerling « Homunculus » contre les accusations d'antisémitisme. Steiner avait écrit :« Le judaïsme en tant que tel a longtemps survécu à sa propre disparition. Il n'a pas le droit d'exister dans la vie moderne des nations. Sa survie est néanmoins une erreur de l'histoire mondiale, dont les conséquences étaient inévitables. » [Toos Jeurissen, traduction de Tollenaere]Steiner ne se considérait pas comme antisémite. Ses disciples ont le même problème aujourd'hui...Steiner comptait, et compte encore aujourd'hui, de nombreux fidèles juifs. Il existe même un kibboutz anthroposophique en Israël, dont le chef théorise que la Shoah était un mal nécessaire pour contrebalancer le bienfait de la seconde venue du Christ. Étant donné l'importance constante de l'anthroposophie sur « l'impulsion chrétienne », il me semble que pour que les Juifs professent l'anthroposophie, il faudrait soit une conversion au christianisme gnostique, soit une part malsaine de dissociation induite par la secte."
Peter Staudenmaier est professeur associé d'Histoire, spécialisé dans l'Histoire de l'Europe contemporaine - Allemagne nazie, Italie fasciste, histoire de l'environnement et histoire de la pensée raciale -, à l'université Marquette, établissement d'enseignement supérieur privé, catholique, créé par les Jésuites en 1881 et localisée à Milwaukee (Wisconsin, États-Unis). Il a obtenu un PhD (doctorat de Cornell en 2010).
Dans l'article "Rudolf Steiner and the Jewish Question" (Rudolf Steiner et la Question Juive, 2005), Peter Staudenmaier « explore les perspectives complexes et conflictuelles de Rudolf Steiner sur le judaïsme et l'antisémitisme tout au long de sa vie. Il distingue trois phases distinctes dans les opinions de Steiner : un antisémitisme culturel précoce, une phase transitoire de philosémitisme individualiste et un développement ultérieur d'un antisémitisme ésotérique, soulignant les contradictions internes et l'impact de ses théories raciales. L'analyse vise à démêler le lien complexe entre l'anthroposophie de Steiner et ses opinions sur les Juifs, révélant les implications troublantes de ses enseignements prétendument progressistes. »
Enseignant à Oranim College of Education (Israël), Israël Koren rappelle dans "Rudolf Steiner and the Jews: " That Judaism Still Exists is an Error of History" (Rudolf Steiner et les Juifs : « Que le judaïsme existe encore est une erreur de l'histoire, 2012) : "Une vive controverse fait rage en Israël et dans le monde concernant l'attitude de Rudolf Steiner, fondateur de l'anthroposophie, envers les Juifs et le judaïsme. L'examen de ses écrits et des critiques dont il a fait l'objet conduit à la conclusion qu'il était un penseur antijuif, estimant que les Juifs et le judaïsme, phénomènes anachroniques, jouent un rôle inhibiteur dans la civilisation occidentale et devraient donc disparaître du monde."
Nazis et agriculture biodynamique

En 2023, Les éditions du Cerf ont publié « Le brun et le vert. Quand les nazis étaient écologistes », livre passionnant et érudit de Philippe Simonnot.
L’auteur démontrait comment l'écologie avait imprégné l’appareil nazi, jusque dans ses strates les plus élevées.

L’agriculture biodynamique (biologisch-dynamische) est inspirée par Rudolf Steiner (1861-1925). Elle propose une « vue « holistique » des activités d’une ferme, d’un potager ou d’un jardin : semailles et moissons en fonction de forces cosmiques, refus des engrais et pesticides ».
Présentée comme proche de la Nature, l’agriculture biodynamique s’est imposée malgré la puissante industrie chimique allemande. Certains de ses thuriféraires reprochaient à cette dernière, guidée par le profit, d’être sous « influence juive ».
« En vogue dans les années 1930, la biodynamie avait reçu un soutien gouvernemental » grâce à Darré dont le successeur, Herbert Backe, s’avère moins favorable.
Ses atouts : auto-suffisance - « L’autarcie assurée par ces fermes était un atout en période de crise économique mais aussi et surtout de guerre » -, réserves en devises de banque centrale du Reich préservée, contexte de blocus, essais dans la « médecine alternative » et « saine alimentation ».
L’agriculture biodynamique a présenté « des éléments communs avec la doctrine du sang et du sol : vision germano-centrique, et mission spéciale de l'âme allemande ».
En 1940, on comptait 2000 fermes biodynamiques en Allemagne.
La mort de Todt et la défection de Hess, deux soutiens puissants, ont menacé l'agriculture biodynamique ; elle est alors renommée « agriculture naturelle » grâce à Himmler dans des territoires conquis et des camps de concentration (jardins d’Auschwitz et de Dachau).
Si Reinhard Heydrich (1904-1942) et Martin Bormann (1900-1945) étaient hostiles à l’intrusion des anthroposophes dans les entreprises SS, citons parmi ses partisans nazis Hans Merkel (1902-1993), juriste et bureaucrate de haut rang dans l’Office SS de la Race et de la Colonisation, et Albert Friehe (1904-1956), membre de l’Office de la Politique de la Race dans le parti nazi.
Ingénieur agricole, Heinrich Himmler soutient l'agriculture biodynamique dans « son périmètre d’action : la SS, les camps de concentration, et les territoires occupés à l’Est. Dès 1939, apparait la collaboration des cultivateurs biodynamiques avec les SS sur divers projets en participant à des programmes de colonisation dans les territoires occupés à l’Est. Dans ces projets, les populations slaves doivent être remplacées par des Allemands « ethniques » - venant par exemple des Sudètes -, pour peupler une sorte d’empire agraire sous la férule nazie », après expropriation des paysans polonais. Dès juin 1941, Himmler a ordonné « aux sections agricoles de la SS de continuer à travailler selon les méthodes biodynamiques en coopération avec Bartsch, Dreidax et leurs collègues ». En janvier 1939, il a créé l’Etablissement allemand de recherche pour l’alimentation et la nutrition (DVA). « Une grande part des activités de cette entité consiste à établir des plantations agricoles dans les camps de concentration de Dachau et Ravensbrück, et plus tard à Auschwitz, pour n’en citer que trois. Beaucoup de ces plantations étaient faites en biodynamiques, et leurs produits étaient destinés à la nourriture des SS et de l’armée allemande. Elles sont pilotées par des experts issus de la Ligue du Reich pour l’agriculture biodynamique. Ravensbrück est le premier établissement à appliquer ces méthodes, en mai 1940 ».
Inauguré par Himmler en 1933, le camp nazi de Dachau, au centre du dispositif opérationnel de la DVA, s’accroit jusqu’en 1944. Herbes médicinales, serres, herbiers, laboratoires, moulins à épices au service de la DVA sont liés au travail de prisonniers dans des conditions très dures : certains sont contraints de remplacer les chevaux pour tirer les charrues. Alwin Seifert conseille le jardinier en chef, l’officier SS Franz Lippert. A Dachau, se déroulent des formations de colons destinés à s’installer dans les territoires à l’Est en conciliant nettoyage ethnique, principes de la culture biodynamique et préservation de l’environnement.
Himmler a acheté seize propriétés agricoles non loin du camp. Il les destine aux travaux de recherches agricoles. D’Ukraine, sont amenées en Allemagne des tonnes de terreau pour fertiliser les terres épuisées.
Les marques qui se prévalent de l’agriculture biodynamique ? Demeter - nom de la déesse grecque de l'agriculture et des moissons -, dont le magazine reflète l’idéologie nazie, et Weleda.
Erhard Bartsch (1895-1960), comme Max Schwarz, conseiller paysagiste à Hambourg, a été membre des Corps francs au début des années 1920 et du mouvement Artamanen. Il applique les principes de cette agriculture dans sa ferme Marienhöhe de 100 hectares dans le Brandebourg, et Franz Dreidax, membre du conseil d'administration de l'Union économique Demeter, dirigent le journal Demeter. L'Association du Reich pour l'agriculture biodynamique a été dissoute en 1941, mais cette agriculture biodynamique n’a jamais été interdite par le IIIe Reich. Erhard Bartsch a été interpellé et détenu à deux reprises dans la prison de la Gestapo à Berlin : on lui reprochait d’avoir, par ses faibles rendements, « saboté la bataille de la production du Reich ». Libéré, il reprend son activité à Marienhöhe.
Architecte paysagiste, Werner Bauch (1902-1983), travaille dès 1942 « à Auschwitz, où il dirige des expériences de compost et un grand complexe de jardins et de pépinières… Il plaide pour la reforestation des territoires occupés pour stopper leur « steppisation » due aux négligences de ses occupants slaves. » Il travaille au département de conservation du paysage du gouvernement du Land de Saxe (1945-1949), et est dénazifié en 1948. Il poursuit sa carrière en République démocratique d'Allemagne (RDA) comme professeur d'université - dès 1955, il a une chaire d'art des jardins, d'aménagement paysager et de biologie de l'ingénierie – et directeur de son bureau d'architecture paysagère.
Dans quels autres lieux a été appliquée la méthode biodynamique ? Dans le gazon du Parc olympique du Reich à Berlin des JO de 1936 à Berlin, dans le potager du domaine du führer à Obersalzberg dès 1937, pour le « camouflage des installations militaires et de leurs servants en harmonie avec paysage, de l’Atlantique jusqu’en Ukraine, sur la Ligne Siegfried… »
Ancien opposant en RDA, le philosophe Rudolf Bahro (1935-1997), longtemps proche des Verts, est l'auteur de From Red To Green [1984], Building The Green Movement [1986], Avoiding Social & Ecological Disaster: The Politics of World Transformation [1987]. Il a exhorté à revendiquer le « côté positif » du mouvement nazi et espéré un « Adolf vert ».
« Le monde occulte de Rudolf Steiner »
Arte diffusera le 28 mars 2025 à 00 h 15 « Le monde occulte de Rudolf Steiner » d’Anna Pflüger. Un horaire tardif, comme si Arte était gênée par le personnage.
« Qui était le penseur autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), père de l’anthroposophie et homme aux multiples controverses ? Un portrait éclairant. »
« Fondateur de l’anthroposophie, de l’agriculture biodynamique, des produits cosmétiques Weleda et des écoles Waldorf, le penseur autrichien Rudolf Steiner continue de susciter fascination et controverse, cent ans après sa mort. Qui était l’homme derrière les théories ? »
« Né en 1861 à Kraljevec, dans l’actuelle Croatie, Steiner étudie la chimie, les mathématiques, la littérature et la botanique à Vienne. Durant cette période où il manque d’argent, le jeune homme travaille comme précepteur au sein d’une famille aisée, dont l’un des enfants, né avec un handicap, l’oblige à inventer des méthodes d’apprentissage inédites qui s’avéreront fructueuses. »
« Après s’être plongé dans les écrits de Goethe et Schiller à Weimar, il obtient un doctorat de philosophie à Rostock, puis déménage à Berlin au tournant du siècle. »
« S’il commence par y fréquenter les milieux bohèmes et anarchistes, il rejoint ensuite la société secrète des théosophes allemands, s’intéressant de plus en plus à l’ésotérisme, qui va le métamorphoser profondément. »
« Quelques années plus tard, ce polygraphe et auteur de nombreuses conférences fonde l’anthroposophie, mouvement de pensée qui se définit comme une exploration de la nature spirituelle de l’homme et de l’univers. »
« Comptant quelque 3 000 adeptes à sa création, elle est aujourd’hui constituée d’environ 40 000 membres. »
« Si Rudolf Steiner avait vécu aujourd’hui, serait-il un créateur de contenus suivi par des milliers de followers ? »
« Alors qu’il n’a pas hésité à susciter les controverses tout au long de sa vie, se contredisant à plusieurs reprises sur certains sujets comme l’antisémitisme, le racisme ou encore la misogynie, les réalisatrices Anna Pflüger et Lara Heinemann imaginent comment certains éléments de discours du père de l’anthroposophie résonneraient aujourd’hui sur les réseaux sociaux. »
« Pour tenter d’esquisser le profil de cet homme mystérieux, elles convoquent différents spécialistes aux avis parfois opposés, notamment son biographe Helmut Zander, le politologue et anthroposophe Maurice Schuhmann, l’écrivain et musicien Gary Lachman et le philosophe des religions Ansgar Martins. Un portrait éclairant. »
Philippe Simonnot, « Le brun et le vert. Quand les nazis étaient écologistes ». Les éditions du Cerf, 2022. 232 pages. ISBN : 9782204152402
« Le monde occulte de Rudolf Steiner » d’Anna Pflüger
Allemagne, 2024, 1h30
Production : k22 film, en association avec ZDF/ARTE
Disponible à partir du 27/03/2025
Sur Arte le 28 mars 2025 à 00 h 15
Sur arte.tv du 27/03/2025 au 24/06/2025
Visuels :
© Matthias Knebl
© Ricardo Garzon Mesa
Articles sur ce blog concernant :
Les citations sur le film proviennent d'Arte.